L'Empereur-Dieu de Dune est le roman de tous les superlatifs. Tous les éléments des épisodes précédents sont ici amplifiés, portés à leur paroxysme. Une mise sous pression de l'intrigue et de ses personnages, que Herbert maîtrise de bout en bout, jusqu'à l'explosion finale. Il est aussi l'étape charnière du cycle, le pivot entre les romans consacrés à Paul et Leto, et ceux qui mèneront vers d'autres horizons.
L'incroyable tour de force d'Herbert, à travers tout le cycle de Dune, est de nous proposer des personnages toujours fascinants, car particulièrement bien construits. Leur réalisme est magnétique et attire, et si bien sûr ils ne sont pas toujours bons - heureusement ! -, tous sont profondément humains, et on s'attache sans retenue à chacun d'eux.
C'est d'autant plus remarquable dans l'Empereur-Dieu de Dune, car ici les personnages principaux paraissent moins humains que jamais. Personnage fascinant entre tous, l'Empereur-Dieu est devenu un hybride entre un homme et des truites des sables, lui assurant une longévité millénaire. Il est une multitude de personnes à la fois, la fusion de Leto avec toutes ses mémoires, une sorte d'hydre impensable, nécessaire, pourtant, à la mise en place du Sentier d'Or. Duncan Idaho, lui, est le dernier-né d'une génération de gholas, ressuscités au fil des siècles pour les caprices du maître. Enfin, Hwi Noree est une femme parfaite née d'une éprouvette, miroir génétique féminin de Malky, l'irrévérencieux ambassadeur ixien que Leto renvoya.
Entre ces trois personnages qui nous semblent bien loin de notre humanité familière, se nouent pourtant des intrigues profondément émouvantes. L'amour que ressent instantanément Leto pour Hwi remue ; on s'aperçoit que sous la carapace ça gronde encore, qu'il est toujours humain dans son sens le plus fondamental. Témoin cette confidence qu'elle lui arrache :
"Entre l'inhumain et le surhumain, dit-il, il ne me reste plus
beaucoup de place pour être humain. Je te suis reconnaissant,
ma douce et tendre Hwi, d'occuper cet espace avec moi."
Hwi saisit rapidement la nécessité du Sentier d'Or et y adhère entièrement, profondément émue par le sacrifice monstrueux qu'a dû faire Leto pour le mettre en œuvre. L'amour fusionnel qu'elle ressent pour lui, aux impossibilités charnelles, sonne comme une version bien originale du conte de la Belle et la Bête. Et l'intrusion d'Idaho, éternel séducteur, pimente cette relation, installant un triangle amoureux peu banal. Herbert a inventé le roman mystico-romantique.
Mais c'est finalement la relation entre Leto et Idaho qui touche le plus le lecteur. Rapidement, on se reprend d'affection pour ce ghola haut en couleur (il était déjà magnifique dans les romans précédents), loyal à l'esprit des Atréides, mais qui s'insurge contre ce despote qu'il ne comprend pas. Jusqu'à Leto lui-même, qui ne peut rester insensible au serment d'allégeance prudent mais ô combien honnête que lui livre ce nouveau Duncan :
Idaho murmura : "Je m'adresserai principalement au premier
Leto du nom, ainsi qu'à Paul, car ce sont eux qui me connaissent
le mieux. Et je leur dirai : faites bon usage de moi, car je vous ai
aimés de tout mon être."
Leto ferma à demi les yeux. Ce genre de paroles l'emplissait
toujours de détresse. Il n'ignorait pas que c'était à l'amour qu'il
était le plus vulnérable.
(Spoiler) A cet aveu, Leto répondra, à l'article de la mort, assassiné par cet Idaho plus fidèle à ses principes qu'à une personne, mais servant ainsi malgré lui le Sentier d'Or :
"Je vais te dire une chose, Duncan. De tous mes gholas, tu es
celui que j'approuve le plus."
Herbert interroge l'humain comme jamais, quelle que soit son enveloppe corporelle. Il sonde les âmes de ses personnages, pour en extraire leur essence primordiale, leur extrême sensibilité.
Comment résumer, finalement, ce Sentier d'Or, auquel Leto a tout sacrifié ? Les siècles écoulés sous la tyrannie ont permis à Leto de tenir l'humanité en bride, compressée tel un ressort dans un gant de fer. Il leur a ôté le "droit de participer à l'Histoire". A sa mort, libérée de sa frustration infinie, elle s'envolera, fuyant de toutes ses forces dans toutes les directions possibles dans l'univers : Leto a ainsi sauvé les humains de l'immobilisme, qui aurait fini par avoir raison d'eux. Il a assuré la survie de l'espèce par le seul chemin possible, aussi douloureux soit-il, tel qu'il l'avait entrevu dans sa vision presciente. Il a fait des humains "la fontaine de toutes les surprises", comme le dira un poète quelques millénaires plus tard.
Mais pas seulement ; par sa transformation, il a aussi veillé à ce que sa mort génère une nouvelle race de vers des sables, dont l'intérêt restera à découvrir dans Les Hérétiques de Dune. Enfin, en reprenant à son compte le programme génétique du Bene Gesserit, il a réussi à créer une nouvelle race d'Atréides, dont Siona est la première représentante, race invisible dans toute vision presciente. Un moyen de perpétuer une lignée génétique hors du commun dont il était lui-même l'héritier (menacée, peut-être, par les représailles), tout en la préservant du piège dans lequel son père Muad'Dib était tombé.
Et nous, lecteurs, finissons convaincus, par ce Plan millénaire. Car si nous débutions sceptiques, Herbert nous amène peu à peu à comprendre les raisons de la tyrannie de Leto. Mais le contrepoids opère aussi, subtilement : le désir de liberté pour les humains résonne en nous, comme une force primaire, impérative, et nous adhérons tout autant aux révoltes d'Idaho et de Siona, qui les poussent au final à tuer le monstre. Mais par cette mort encore, Leto sert son Sentier d'Or, le menant dans le sacrifice ultime et programmé à son accomplissement. Il force le respect par son abnégation absolue, qu'il revendique dans ses derniers souffles :
"Tout ce que j'ai donné, moi ! Par les dieux d'en bas, tout ce que
j'ai donné !"
Trente cinq ans après sa parution, on sort encore de ce roman totalement soufflé par l'envergure de ce personnage d'exception, l'un des plus singuliers de toute la Littérature de l'Imaginaire. Par son charisme, sa divinité, sa sensibilité, sa souffrance, son renoncement, Leto est éternel.