Grâce à ses thèses claires, précises, et bien développées (on est loin de la purée conceptuelle d’un Fréderic Lordon, ou des bêtises d’un Alain Badiou), Bernard Friot a le mérite d’avoir ravivé le débat dans la pensée communiste. Devant le marasme intellectuel qui règne dans la sphère militante en général, c’est déjà un bon point.
Sa proposition de salaire à vie, développée dans des livres exigeants mais accessibles, et diffusée par le Réseau Salariat, est désormais connue dans l’espace public (et doit être, au moins sur le papier, nettement distinguée des propositions de revenu universel).
Friot fait une proposition très ambitieuse, à partir d’un travail de redéfinition intéressant, extrêmement approfondi, où les notions de salaire et de cotisations sociales, de qualification associée à la personne, de chômage ou de valeur économique sont comprises de manière nouvelle, avec une perspective historique qui s’oppose à la vision imposée par le marché de l’emploi. Friot s’oppose à l’emploi, à la propriété lucrative, à la création monétaire par crédit bancaire et aux attaques de plus en plus nombreuses qui sont faites sur les cotisations sociales. Cela soulève beaucoup de questions intéressantes, et les développements économiques, parfois un peu techniques, permettent de comprendre certains mécanismes capitalistes de manière très claire.
Malgré cet effort remarquable (c’est le deuxième livre que je lis de cet auteur), malgré l’ambition réelle qui traverse notamment la partie technique et historique de son travail, malgré le plaisir de voir quelqu’un enfin proposer quelque chose de concret et de bien défini, je trouve toujours sa thèse d’une faiblesse déconcertante, voire parfois à la limite du delirium tremens. Dès qu’il essaie de se défendre de contre-arguments prévisibles, il s’empêtre dans un discours brouillon ou tout à fait déconnecté de la réalité.
Un premier problème vient de la confusion que Friot fait à propos de la socialisation de la valeur économique. Il sous-entend qu’actuellement la valeur économique est uniquement dictée par les détenteurs du capital. Comme si tout le monde était pris en otage par une infime minorité qui décidait seule que Tik-Tok, les voitures fabriquées par Général Motors, Androïd, les converses, Netflix, le Sprite avaient de la valeur (économique). Le Capital tient en otage des hommes et des femmes qui, eux, ne valident pas ces choses-là, qui sont « aliénés ». Ça me paraît quand même plus que discutable, une manière d’évincer toute notion de marché, qui vient, d’une manière certes complexe, prise dans des rapports de force évidents, apporter un tampon à ces fantastiques créations humaines.
Il est tout à fait juste (et important) de considérer certaines activités « non marchandes » comme apportant des richesses notables à la société (même si Friot ne fait jamais de différence claire entre richesses, valeur économique et activités inestimables, ce qui est un problème). Mais de là à considérer qu’elles doivent être considérées toutes et sans distinction comme apportant de la valeur, c’est fantaisiste, voire grotesque (et je dois avouer qu’il n’est pas clair du tout sur ce point).
Friot prend souvent l’exemple du serveur dans un bar qui fait la même chose que nous quand on sert un café à un ami, chez nous, sauf que son café à lui produit de la valeur économique. On pourrait multiplier les exemples : une entreprise de déménagement versus un groupe d’amis qui aide un collègue à déménager, un coach en motivation versus un ami qui remonte le moral de quelqu’un au téléphone, etc.
Mais il faut faire preuve d’une certaine mauvaise foi pour ne pas voir qu’il existe des différences entre certaines pratiques opposées ci-dessus (tous ces exemples, en vérité, ne se recoupent pas). Pour qu’une activité ait de la valeur (économiquement), il faut que la société la reconnaisse, d’une manière ou d’une autre, comme telle. Certaines activités privées et certaines activités publiques n’ont pas à être reconnues par un groupe comme apportant une quelconque valeur sociale, que ce soit une valeur d’usage ou une valeur économique. Pour Friot, si je comprends bien sa position, à partir du moment où on est qualifié, se masturber aurait une certaine valeur d’usage et également sociale ou économique. La belle affaire.
Rapidement, les autres défauts de son argumentation (et ceux qui touchent aux conséquences de ses théories), me semblent recouper (finalement, et malgré son effort pour s’en démarquer) ceux des autres propositions de revenu universel qui se considèrent comme émancipatrices.
— Il n’est pas possible de promettre un salaire à vie, à tout le monde, sans défendre une forme ou une autre de productivité intensive (ou, ce qui va dans le même sens, de donner une valeur économique à tout et n’importe quoi). Les questions de limites (de ressources par exemple) ne sont jamais abordées. Pas plus que le destin d’humains qui n’ont plus forcément à participer aux activités fondamentales de la vie (encore une fois Friot est brouillon sur ce dernier point).
— Friot sombre dans l’habituel économisme hérité du marxisme. L’économie recouvre tout. On a l’impression que résoudre un problème économique fondamental (un problème bien réel, je suis d’accord sur ce point) va tout d’un coup faire naître une société épanouie, presque idyllique (l’utilisation intensive du mot bonheur, absolument pas justifiée dans ce livre, est déjà suspecte). Mais les problèmes culturels, psychologiques, techniques, sociaux, anthropologiques dépassent malheureusement de loin la seule sphère économique. Il est donc possible qu’il mette la charrue avant les bœufs et que, tant que notre culture et notre manière d’être générale (par rapport à la nature, à la technique, au confort matériel, etc) ne change pas, son idée brillante ne soit qu’un coup d’épée dans l’eau.
— Friot parle des retraités (exemple pour lui d’un salaire à vie partiel) d’une manière qui confine au délire.
« Lorsque nous interrogeons les quelques millions de retraités dont la
pension a à voir avec leur salaire, que disent-ils : « Je n’ai jamais
autant travaillé, je n’ai jamais été aussi heureux de travailler »
Passons sur le fait qu’il pense avoir interrogé des millions de retraités. Selon lui, les retraités produisent (beaucoup) et dans la joie. Ils sont actifs, presque hyperactifs. Je ne sais pas dans quel monde il vit, mais dans le mien, de nombreux retraités certes consomment, mais ils ne produisent pas grand-chose. Beaucoup d’entre eux se font chier, souffrent d’une solitude tragique, regardent la téloche à en crever, ressassent les mêmes idées en boucle, ont de plus en plus de mal à se socialiser avec les années qui passent.
Qu’il y en ait un certain nombre qui s’investissent dans des pratiques concrètes, avec passion, c’est évidemment indéniable. De la même manière que certains intermittents, certains chômeurs ou titulaires du RSA (pour parler d’autres types de personnes qui reçoivent un salaire à vie en puissance) gagnent en liberté pour s’adonner à des activités sociales, riches et utiles. Mais s’agit-il d’une majorité ? Et de quelles activités parle-t-on ? Cultiver son jardin, construire un garage, enregistrer une chanson, réparer la voiture du voisin, donner une leçon de guitare ou d’anglais, apprendre une langue, garder les enfants d’un ami, cuisiner, produire quelques litres de vin. On ne parle évidemment pas d’entretenir tous les systèmes énergétiques, informationnels, matériels, sociaux de notre macro-système obèse, qui demandent un investissement autrement plus contraignant (nettoyer des déchets nucléaires, envoyer des satellites dans l’espace pour développer un système GPS, gérer des relations internationales et des groupes armés, etc). Et où est passé toute la culture du divertissement débile qui nous aspirent comme un vortex dans tout ce constat ? Les gens qui ne sont pas prisonniers de l’emploi « produisent de manière libérée » (apparemment), mais ils ne regardent pas Netflix, ne vont pas à DisneyLand, ne consomment pas du Redbull, ne jouent pas à la Playstation, n’ont pas de smartphones ? Dans ce cas je dois vivre dans une faille temporelle maléfique.
— Le salaire à vie sous-entend que tout est plus ou moins digne d’être rémunéré. Friot évoque des discussions politiques, des conflits quant aux décisions de qualification, mais seulement pour les niveaux les plus avancés. Il critique les théoriciens de la valeur pour leur abandon de la notion de travail. Mais lui-même semble en faire peu de cas. C’est incompréhensible. Une personne majeure est d’emblée « qualifiée », donc productrice de valeur. En vendant de la came, en organisant des tournantes, en pariant sur des combats de coqs ou de chien, en gagnant des concours de pet, en écrivant des articles dépourvus de sens, ou des livres tout pourris, à partir du moment où j’ai une qualification (qui m’est donnée d’office, donc je l’ai sans contrepartie), je produis de la valeur économique. Sur le papier, c’est aussi dépourvu de sens que le système actuel (voire encore plus dépourvu de sens. Tout se vaut. Rien ne vaut plus rien.).
— Derrière toutes ces confusions, on voit pointer, au bout du tunnel, la fable de l’auto-gestion miraculeuse : la belle image communiste d’une société enfin libérée des carcans, d’où émergerait une activité pertinente, socialement viable, efficace et naturellement émancipatrice.
C’est étrange de trouver chez un communiste un fantasme si proche du cliché de la « main invisible » (qu’il évoque pourtant avec moquerie), teinté d’un rousseauisme pénible (tout se coordonne comme par miracle, ici parce que l’humain, surtout lorsqu’il appartient au peuple, est bon, volontaire, enthousiaste, seulement réprimé par le système actuel).
Et puis évidemment tout devient accessible, sans que les gens aient forcément à s’investir.
C’est là où se dessine l’habituelle pensée magique des anti-capitalistes. Ils n’aiment pas les propriétaires lucratifs, ils n’aiment pas le profit, ils n’aiment pas le Dieu argent (ce que je peux comprendre, je partage ce point de vue), mais d’un autre côté, ils veulent que tout ce que ce système produit de positif se maintienne gratuitement, pour tous, et à un haut niveau d’exigence. Il nous faut des trains, des lignes téléphoniques (ou aujourd’hui, le réseau de la fibre), des établissements d’éducation de haute volée, des centres de santé performants, gratuits, accessibles à tous, mais on ne se demande jamais ce qui conditionne de tels accomplissements. Quel investissement personnel ? Quelles contraintes ? Quelles nécessités ?
La concurrence, la rivalité, la nécessité, la frustration, le rapport avec un environnement qu’on ne maîtrise pas, sont des notions pénibles. Mais n’importe quel quidam ayant participé à un groupe autogéré, à des expériences déconnectées de l’échange économique traditionnel (comme le SEL par exemple), sait que très vite se posent des problèmes de participation, de respect des autres, de disponibilité, qui rendent l’efficacité très limitée (je ne dis pas inexistante ou impossible, simplement limitée), surtout si le groupe en question n’est pas attaché à des fonctionnements plus habituels. La production dans une société de salaire à vie chuterait drastiquement (ce qui ne me pose aucun problème, au contraire). Le problème c’est que ça annule l’idée, qui repose sur un fantasme d’abondance classique. Le salaire lui-même baisserait radicalement, jusqu’à ce que le système devienne très vite insoutenable, après quatre ou cinq ans, et nous ramène au point zéro, dans un monde plus pauvre matériellement et sûrement dépourvu des savoir-faire pour affronter cette pauvreté matérielle.
Posons-nous, chacun, cette question bête : si demain chacun recevait une somme de 1500 euros chaque mois (c’est la somme avancée par Friot, supérieur au salaire net de la majorité des Français), sans contrepartie, sous forme de salaire à vie, que se passerait-il ? (Pensons aux gens qui nous entourent, nos amis, nos collègues, nos proches, nos voisins…) Est-ce que les gens se mettraient, comme par magie, à assurer le travail nécessaire à une communauté actuelle (au niveau énergétique, communications, transports, éducation, technologique, logistique, sanitaire, scientifique, etc).
Est-ce que les gens iraient se proposer, presque volontairement, sans y être poussés par une nécessité financière, pour aller entretenir quotidiennement une station d’épuration, torcher les fesses d’une ribambelle de papis et mamis, produire des vaccins, concevoir des circuits imprimés, conduire des poids-lourds dix heures de suite pour alimenter les stocks alimentaires, gérer le travail administratif, notamment nécessaire au versement du salaire, entretenir des propriétés agricoles, s’occuper de toutes les tâches pénibles qui sont souvent dévolues aux étrangers et aux immigrés, nettoyage, récolte des cultures, récoltes des déchets ? Est-ce qu’ils ne partiraient pas plutôt en voyage, consommeraient du divertissement à plein gaz, se replieraient sur la sphère privée faute d’autres possibilités ?
Je ne parle même pas de tous les gens qui chercheraient à immigrer en France et à obtenir rapidement le droit au salaire, par tous les moyens possibles (et des problèmes conséquents).
Je ne parle même pas des problèmes de déséquilibre par rapport aux autres nations, qui essaieraient de tirer parti de cette situation instable (je ne dis pas que cela doit empêcher de s’émanciper à un niveau national ou local, mais le problème des pressions internationales se posent de toute façon et doit être anticipé).
Friot évoque certains de ces problèmes d’une manière tellement superficielle qu’on voit bien qu’il épouse l’économisme marxiste. Tout ça est secondaire. Ça se réglera de soi. Nous n’avons pas basculé dans une ère de désocialisation, de divertissement extrême, de perte de la notion d’altérité, où les notions de dons et de contre-dons se sont envolées, etc.
On est là dans le fantasme difficilement compréhensible d’une société sans contrainte qui, évidemment, fonctionnerait au mieux, sans menace extérieure, sans comportements collectifs pathétiques.
Qu’est-ce que le salaire à vie, si jamais il était théoriquement viable (ce qui ne me semble pas être le cas) changerait à l’atomisation sociale actuelle, aux problèmes d’immigration et de tensions culturelles, à l’excès de stimulation numérique et le suréquipement technologique, au tourisme massif, destructeur et idiot (incluons le tourisme sexuel), à la déshérence politique, à la baisse du niveau d’instruction, pour prendre quelques exemples ?
A mon avis, rien du tout. J’ai même l’impression qu’il empirerait certains de ces problèmes. Il n’y a aucun sens du tragique chez Friot, bien au contraire.
Notons que j’ai fréquenté un certain temps des membres de l’association Salaire à vie et que, comme de nombreuses personnes qui s’accrochent à une proposition théorique ambitieuse, ils étaient persuadés que la révolution future reposait (d’abord et avant tout) sur la grande idée de Bernard Friot. Autant dire que j’étais pour le moins dubitatif, pour ne pas dire horriblement gêné devant cette croyance surréaliste. En lisant ce nouveau livre, je le suis d’autant plus, malgré mon propre désir de sortir de l’emploi et de modifier notre rapport à la valeur.