Une question me taraude depuis des décennies : pourquoi l’Église de France est-elle si bourgeoise ? En termes politiques, que sont devenus les cathos de gauche ? Des années 30 à 80, l’Église s’enorgueillit de jeunesses agricoles (JAC), ouvrières (JOC) et étudiantes (JEC) françaises, de syndicalisme (CFTC), de ses prêtres ouvriers (La mission de France), de ses scouts, d’une presse puissante (La vie catholique, Témoignage chrétien) etc. Que sont-ils devenus ? Force est de reconnaitre que, sans remettre en cause la profondeur de leurs convictions, ils n’ont pas suscité de relève. Pourquoi ?
La réponse convenue lie leur échec à leur engagement militant et marxiste. Le révérend père Chenu déclarait en 1965 : « il y a deux espérances : la temporelle et la chrétienne. Non seulement elles ne s'opposent pas, mais elles embrayent l'une sur l'autre ». Un long compagnonnage avec un PC (plus accueillant aux croyants que le très anticlérical PS) semble avoir eu raison de leur piété. L’explication ne me satisfait pas.
La réponse de Simone Weil est plus subtile. A ses yeux, la perte de foi ne remonte pas à la Révolution, ni même aux lumières, mais à Descartes et à l’irruption d’une nouvelle idole : la science et le scientisme. Galilée et Pasteur ont eu raison de l’espérance chrétienne. Créditée d’un prestige absolu, la science peut tout, promet tout, explique tout, y compris la vie et la mort. Or, le principe causal scientifique est la Force, « maîtresse unique et souveraine ». Hitler écrivait dans Mein Kampf : « L’homme ne doit jamais tomber dans l’erreur de croire qu’il est seigneur et maître de la nature... Il sentira dès lors que dans un monde où les planètes et les soleils suivent des trajectoires circulaires, où des lunes tournent autour des planètes, où la force règne partout et seule en maîtresse de la faiblesse, qu’elle contraint à la servir docilement ou qu’elle la brise, l‘homme ne peut pas relever de lois spéciales. » L’heure est désormais aux totalitarismes. Marx voit dans l’Histoire et la lutte des classes sa Force, Hitler la confie à sa Race élue, les libéraux déifieront l’Argent.
Non, je ne m’égare pas, je n’oublie mes chrétiens de gauche. L’irréligiosité du peuple urbain s’expliquerait par l’incompatibilité radicale entre science et religion. Or, l’ouvrier fut le premier à être confronté à la “science appliquée“. Fragilisés par leur complexe d’infériorité à l’égard des urbains, les paysans suivirent, avec retard. L’Église bascula dès lors à droite, se muant en chose bourgeoise et bienpensante. Si une partie de la bourgeoise a été moins gênée dans sa piété par la science, c’est qu’elle y était moins confrontée, mais c’est surtout qu’elle n’avait pas la foi : « Qui n’a pas la foi ne peut pas la perdre. Sauf quelques exceptions, la pratique de la religion était pour elle une convenance. »
Simone ne mâche pas ses mots. Il y a du Blaise Pascal, du Léon Bloy, du Georges Bernanos dans cette frêle jeune femme qui écrivait en 1942, époque où un catholicisme de convenance était encore vivace, avec des taux de pratique religieuse encore majoritaires. Ce dernier est tombé aujourd’hui à moins de 5 %, du moins peut-on faire crédit à ce petit reste de convictions plus sincères.