Une sanglante fresque de l'Homme Occidental
David Gemmel est un auteur étonnant. Juste et précis dans le choix de ses mots, il s'exprime sans détour, sans contre-vérité, sans simulacre. Sa gouaille et son style transplantent les récits des épopées de ses personnages dans un cocon de réalisme saisissant. Les dialogues et les situations transpirent une crudité parfois bestiale, mais dont l'Homme, s'il ne cède pas face à l'hypocrisie, ne pourrait nier la plausibilité dans son monde à lui. Avec Gemmel, les protagonistes se matérialisent, prennent vie, occupent l'espace, et les paysages défilent naturellement dans notre esprit. Pas d'univers véritablement fantaisiste, seulement des hommes dans un monde parallèle au notre, décrits selon une perspective que tous trouveront familière. Jusqu'à présent, les livres que j'ai lus de cet auteur possèdent tous ces qualités-là, notamment Druss la Légende, aussi touchant qu'impressionnant. Gemmel fait sans conteste partie du cercle très restreint des auteurs de fantasy capables de vous saisir jusqu'aux tripes tout du long. Cet ancien videur de boîte et journaliste de plus de 2m est de ceux qui connaissent leurs comparses, et qui savent parfaitement mettre en scène des facettes de l'Homme que ce dernier a du mal à accepter.
La saga Rigante se présente comme une fresque monumentale de l'Homme civilisé en retraçant le développement et l'évolution de la civilisation occidentale. Ainsi, cette saga prend place au cœur du peuple Rigante, lequel pourrait aisément s'assimiler à l'un des peuples celtiques. L'Ecosse, peut-être ? Il me faudra sans doute lire les 4 tomes pour le savoir. Dans L'Epée de l'Orage, la terrible cité de Roc a déjà largement entamé sa série de conquêtes par-delà le continent. Il sont les citoyens de Roc, les civilisés, et conquièrent les terres des peuples barbares pour asservir ces derniers et les obliger à rentrer sous le joug de leur monde civilisé. Pour Roc, sont barbares tous les peuples qui ne sont pas de Roc... Roc l'invincible, emmenée par Jasaray l'indestructible, surnommée l'Erudit, général menant les armées de Roc à la victoire à chaque tentative. Son génie militaire est devenu légendaire, tout comme sa minutie, son organisation, son intelligence et son sang-froid lors d'une campagne conquérante et des batailles qui en découlent. Roc se dépeint comme la cité de la culture, de l'intelligence, de la civilisation. Ils se voient Hommes, les barbares sous-hommes. Ils revendiquent droits de l'Homme et leur égalité devant la loi, mais asservissent les hommes des peuples conquis. Ils reprochent aux barbares leur sauvagerie, leur absence de manières, leur violence, leurs comportements, et leur mettent sur le dos des histoires de sorcières, de cannibales, ou encore de mangeurs d'enfants, afin de continuer à nourrir leur haine de la différence et de l'anticonformisme envers tout ce qui n'est pas Roc.
Les citoyens de cette cité fastueuse vivent en autarcie culturelle et spirituelle, imposant leur vision du monde à tous les territoires conquis, sous peine de condamnation à mort. La justice de Roc s'étend partout, et toutes les routes y mènent... Mais son arrogance quant à la supposée supériorité de sa culture sur celle des barbares est également son pire défaut, le masque de sa cruauté véritable. Une conquète de Roc se clôt par le pillage, le viol, le massacre, et enfin l'asservissement. Etonnante manière de voir les choses pour un peuple qui répudie la violence des barbares, n'est-ce pas ? Toujours est-il que les peuples Keltoïs voisins des Rigantes, terme de Gemmel désignant les peuples barbares, ne savent rien de la "grandeur" de Rome, pardon, de Roc, ni de sa propension intarissable à étendre son empire. Séparés du continent par la mer, les Rigantes et leurs voisins vivent paisiblement dans la complète ignorance de la future menace de Roc, qui cherchera forcément un jour à traverser les eaux pour conquérir de nouvelles terres.
Connavar, un jeune et courageux guerrier Rigante devenu presque légendaire chez son peuple et au-delà des frontières du fait de certaines actions au cours de son enfance, va comprendre tout cela grâce à Banouin, un marchand étranger ayant quitté Roc pour s'installer à Trois-Ruisseaux, le village natal de Connavar. Le jeune homme et le marchand se lient d'amitié, et c'est justement Banouin qui fait prendre conscience à Conn de la menace future de Roc pour tous les Keltoïs d'au-delà de la mer. Comprenant que les armées de Roc se battaient de telle manière qu'elles étaient capables, en large infériorité numérique, de vaincre leurs ennemis sans subir de nombreuses pertes du fait de la discipline instaurée par leur leader Jasaray, Connavar finit par prendre conscience que son peuple n'aurait aucune chance face à cet envahisseur. Il décide alors d'accompagner son ami Banouin dans son long périple jusqu'à Roc, afin de se rendre compte par lui-même de la toute-puissance de cette cité invincible.
A noter un déversement au compte-goutte de mysticisme avec les Seidh, peuple mystique que l'on pourraient apparenter aux esprits de la nature, pour simplifier. Les interventions de la Morrigu, notamment, sorte de déesse des Seidh, sont des plus intéressantes, elle qui, entre autres, exauce des souhaits dont le prix à payer pour sa réalisation est souvent des plus cruels. Un petit exemple de dialogue :
Morrigu - Quel est votre souhait ?
Homme - Etre en bonne santé toute ma vie.
Et l'Homme mourra d'une chute de cheval une semaine plus tard, aors qu'il était en pleine santé.
Ou encore :
M- Quel est votre souhait ?
H- Me marier avec X, la femme de ma vie.
Les deux se marieront, et la femme le trompera, ou enfantera d'un autre homme, ou encore se fera tuer le lendemain des noces. En somme, la Morrigu offre la médaille ET son revers. Un être mystique aussi fascinant qu'effrayant...
Des personnages attachants et charismatiques, un scénario haletant, un fond étoffé, des analyses particulièrement intéressantes, propres à forcer l'amalgame avec l'évolution de notre propre civilisation, la fresque Rigante de David Gemmel, aujourd'hui décédé, est un indispensable de la fantasy moderne. Surtout, les personnages sont dépeints tels des Hommes, avec leurs qualités et leurs défauts : aucun n'est parfait, et le héros du style chevalier sans peur et sans reproche n'existe pas du tout pour Gemmel. Pas dans le monde des Hommes en tout cas. Sa vision du Bien et du Mal est également d'un intérêt certain, le définissant notamment comme n'étant généralement qu'une question de point de vue. A la fois légère et remplie de richesses, cette saga est une parfaite mise en scène de l'opposition immémoriale entre l'Homme qui vit avec la nature et l'Homme qui se l'approprie. Pour l'instant, c'est le deuxième qui écrase incontestablement l'autre. Mais attention : n'existe-t-il pas ce proverbe :
"La Nature finit toujours par reprendre ses droits." ?
Quand ce jour arrivera, on va le sentir passer. Ou pas...