Avouons-le : nous reprochons volontiers à nos hommes politiques de manquer de charisme tout autant que de convictions profondes. Il faut convenir que Johann Sward, Premier ministre suédois, ne manque ni des unes ni de l’autre. En plus, ce qui ne gâche rien, il est beau comme un dieu : son look, mélange savamment dosé d’athlète aryen et de rockstar un peu rebelle fait des ravages. Et bien entendu, pas un gramme de graisse pour venir casser l’icône et ternir sa croisade.
Car c’est bien d’une croisade qu’il s’agit : le combat de Johann Sward contre l’obésité est un combat total : idéologique, sanitaire, moral. Notre homme en est intimement persuadé, le surpoids est responsable de tous les maux : mortalité précoce, maladies chroniques, absentéisme au travail, trou dans la sécu, mise à mal de la solidarité nationale. Son programme est dès lors simple : le Parti de la Santé a promis d’éradiquer l’épidémie qui ravage le pays et de faire de la Suède le premier territoire low fat d’Europe. Imaginez un peu l’avenir radieux qui vous attend, vous les gras du bide, les difformes, les laissés-pour-compte, dès que le fléau aura été anéanti : débarrassé de son hideux carcan de kilos en trop, votre corps retrouvera vigueur et santé, vous n’aurez plus à souffrir du mépris des autres dans une société basée sur l’apparence. Car c’est bien là toute l’astuce : pour se faire élire, Johann Sward a ratissé large, ralliant à sa cause aussi bien les champions de l’IMGM (indice de masse corporelle et musculaire) que ceux qui rêvent de le devenir pour regagner l’estime d’eux-mêmes. Et s’ils manquent de volonté (c’est bien connu, les gros n’en ont guère), qu’ils se rassurent : l’Etat a mis au point un programme censé vous faire passer du bon côté de la balance à la fin de la législature. C’est ainsi que les églises, quasi vides depuis longtemps, ont été pour la plupart transformées en salles de sport. Que l’industrie alimentaire n'offre désormais quasiment plus que des produits sans sucre ni graisse. Que les hôpitaux proposent à tarif préférentiel des réductions d’estomac, applicables tant aux adultes qu’aux enfants en bas âge, voire aux fœtus. Que les écoles se sont adaptées, reléguant les enfants trop gros dans des classes où l’éducation physique prend le pas les autres disciplines. Et tant pis si les nouvelles mesures entraînent quelques dégâts collatéraux, anorexie, troubles mentaux, prise de poids due à l’effet yo-yo : on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs.
Mais voilà, à la veille d’un nouveau scrutin, il reste malgré tout de mauvais élèves, voire carrément des dissidents. Il y a belle lurette pourtant que la chasse à l’obésité s’est transformée en traque des gros mais rien n’y fait : ni les avertissements, ni les pesées obligatoires, ni les expulsions de logements, ni les licenciements pour cause de dépassement de l’indice corporel. Certains, au mépris de toute solidarité avec les gens-sains-qui-paient-des-impôts-pour-la santé-des-autres, n’entendent pas changer de mode de vie, fait de ripaille et de sédentarité. Pire : ces brebis galeuses osent mettre en avant leur liberté de vivre comme elles l’entendent. Des voix s’élèvent même pour dénoncer l’effet contre-productif des mesures adoptées : surveillance accrue, vexations, économie au ralenti vu les emplois inoccupés, recul de l’instruction. Bien sûr, ces voix discordantes sont peu écoutées et le Premier ministre reste très populaire. N’empêche, il serait bon qu’il se présente aux élections en ayant tenu ses promesses et en ayant débarrassé une fois pour toutes le pays des derniers gros qui se terrent à gauche et à droite. Le temps est venu d’envisager une solution finale …
Le roman, sorte de thriller dystopique (nous suivons les heurs et malheurs de quelques personnages aux prises avec un Etat devenu concentrationnaire, voire pire) ne fait certes pas dans la nuance et sa fin ne m’a pas totalement convaincue mais il parvient à rendre crédible la situation qu’il envisage. Il a surtout le mérite de faire réfléchir aux conditions de la mise en place d’un régime fasciste et aux ingrédients nécessaires pour assurer sa pérennité. A savoir un sauveur charismatique persuadé du bien-fondé de sa cause, fût-elle absurde, l’adhésion première d’une majorité bercée par de fausses promesses, endoctrinée par des informations biaisées ; par la suite, la connivence passive devant les mesures liberticides ou les brimades à l’encontre d’un groupe (c’est pour notre bien à tous), le dévoiement de la notion de mérite (ceux qui font des efforts VS ceux qui se laissent aller), l’exaltation de l’unité nationale face à l’ennemi supposé être le Mal absolu et bien entendu, la désignation de boucs émissaires, assimilés à des porcs qu’il faut saigner pour purifier la nation tout entière.
Plus radicalement encore, si la situation envisagée par Asa Ericsdotter peut paraître en définitive assez éloignée de la crise sanitaire actuelle, elle nous amène à comprendre en quoi les épidémies, réelles ou supposées, peuvent être révélatrices de dérives qui menacent nos sociétés : si nous nous évertuons à vouloir éradiquer la moindre trace d’insécurité, si nous renonçons à vivre tant soit peu dangereusement (et donc, à vivre, tout simplement) nous sommes mûrs pour un régime qui, à coup sûr, restreindra nos libertés fondamentales. Car ne nous y trompons pas : les dictatures naissent la plupart du temps avec l’adhésion d’une large majorité.