"L'expérience limite"

J'ai hésité à rédiger maintenant, plus tard ou jamais mon expérience de ce livre.
Tout de suite, parce que la sensation immédiate des livres brutaux, se dissipe et se raisonne avec le temps. Il faut la saisir à l'instant pour ne pas la perdre.
Plus tard parce qu'ils se déposent en vous et forment en s'agglomérant aux sédiments plus anciens, une roche toute neuve, un "JE" plus sûr.
Jamais, pour le silence recueilli à l'infini, la prière muette, une autre forme de ce livre.

Alors, à la fois, je vais hurler, penser, prier ce livre.

A la gare de Leipzig, où une de ces villes tout à l'heure réduite à moins que ces hommes, on demande aux détenus "Résistant ?" et le curieux articulant ces paroles ignore le sens de ce mot. Résistant oui, à l'occupation, mais résistant, d'abord, au Néant


C'est un livre sur l'âme
On voit l'âme des hommes, cette part d'eux irréductible.
La faim, les chaînes, le costume rayé et noir, les poux suceurs de sang, les kapos sadiques, les SS à la haine impassible, les triangles roses, les croix dans le dos, les carrés verts ; toute l'architecture d'une machine à broyer l'humain n'approchent pas cet âme, ce tremblement d'être qui semble devoir durer toujours.
La main négatrice du nazie s'enfonce loin dans l'homme et vite elle progresse dans le gras de l'homme, son appétit, son désir, son élégance. Vite elle poursuit l'homme dans l'homme, sorte de Blietzkrieg métaphysique, où le "schlague" du kapo est l'avion ; ou la faim est le char d'assaut ; mais malgré toute cette industrie du néant, sa sa science, ses cheminées, le travail inutile, le froid, les visages violets : l'âme intacte, se dissimule dans un maquis introuvable. Aucun geste ne parviendra à l'atteindre. Aucun chien ne reniflera sa cachette.
Cette âme
Même dans le SS demi-dieu arrachant dans la défaite ses galons à tête de mort pour se dissimuler parmi les hommes
même dans les yeux froids du SS on voit cette âme.
Toute l'horreur des bourreaux, toute l'idéologie hypnotique n'aura pas suffi.
Il y a dans le SS un homme et dans sa victime encore un homme.
Aucun de ses gestes de tortionnaire ne fut assez puissant pour chasser en l'homme, l'homme.