C’est tenace, l’enfance. Quoi qu’on fasse, où qu’on aille, elle colle à la peau comme un vieux T-shirt poisseux et ranci, comme un calebar tout dégueulasse qui aurait servi à Dieu sait quoi. Tout ce que j’ai me vient de l’enfance, écrivait Cocteau. Alors évidemment, si tu es venu au monde avec une petite cuillère en argent dans la bouche, c’est plutôt une bonne nouvelle. Mais le narrateur, lui est né à la Fourrière, un hameau situé au diable sait où, tout au bout du bout de la France profonde. Et là crois-moi, l’enfance, c’est sordide. C’est la crasse, les relents d’aigre, les torgnoles du père, les silences de la mère, les mouches qui envahissent la bicoque et pondent leurs œufs dans le camembert. C’est ce chien qu’on bute à coups de pierres avec les potes, pour passer le temps et parce qu’il a une sale gueule. C’est l’odeur terrible des carcasses de moutons qui s’amoncellent l'été pendant des semaines en attendant le passage de l’équarisseur et qui pourrissent tranquillement : le jeu, c’est de savoir qui de la bande pourra supporter le plus longtemps la puanteur des charognes sans se chier dessus et vomir ses tripes. Ce sont les barbecs avec les voisins où on se fait péter à manger un max de côtelettes pendant que les parents se bourrent la gueule, tellement qu’il faut que les gosses conduisent la vieille bagnole déglinguée pour les ramener à bon port en évitant tant que possible que tout le monde ne valse dans le fossé.
Les années passent : le collège puis le lycée. Premiers émois, premières clopes, premiers joints, premières cuites ; les chiens ne font pas des chats. La dope, c’est comme les filles, ça te remplit la tête d’étoiles, ça te fait voyager au-delà du visible, toucher du doigt l’aile des anges mais les retombées sont brutales et tu finis tout seul avec tes comprimés qui achèvent de te bouffer le cerveau. Tu pars à la dérive sur les routes embrumées de ton esprit, avec ce chien noir de malheur tapi au fond de ta conscience et qui te colle aux basques comme un remords. La mort, tu sais qu’elle est partout : petit, tu jouais avec les charognes, avec les os trouvés au cimetière près des tombes à l’abandon. On égorge les agneaux, on tue les veaux, on saigne les cochons : la vie n’a qu’un temps, tous les mômes savent ça, là d’où tu viens.
Simon Johannin signe en 150 pages un premier roman âpre et puissant, qui livre du monde rural une peinture au scalpel qui trouble et dérange, sans pour autant manquer de tendresse. On n’est pas étonné de trouver parmi ses lectures favorites les bouquins de Donald Ray Pollock. L’écriture est d’une justesse remarquable, qu’elle traduise tour à tour la gouaille et la finesse d’un gamin de la cambrousse, le blues d’un ado solitaire et paumé, la dérive d’un jeune adulte qui a perdu les pédales et s’enfonce dans un délire traversé de fulgurances poétiques. On peut déceler un soupçon de Rimbaud, un peu de Céline dans ce roman d’apprentissage à coup de baffes où la violence bestiale semble inhérente au milieu. Bien sûr, tout n’est pas désespérant : il y a les potes, la famille qui tient chaud en dépit des torgnoles, la rude fraternité rurale, les gestes de solidarité envers les plus pouilleux que soi. Malgré tout, on ne se remet pas de son enfance. Reste à l’accepter, à faire le choix d’assumer sa part d’animalité, à regarder en face, yeux dans les yeux, la bête au fond de soi qui nous faisait si peur. Parce que finalement apprivoiser cet animal, c’est toucher la grâce.