Premier roman d’Albert Camus, L’Étranger est une parabole de toute sa philosophie de l’Absurde. Construit en trois parties (et non pas deux), il offre une réponse à la pensée chrétienne de Kierkegaard, en confrontant son personnage aux trois « stades existentiels » du théologien.
Stade esthétique : Le Soleil des sensations
« Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. »
Voilà un début de roman percutant. On est frappé par la nonchalance de l’expression. Beaucoup y ont vu de l’indifférence, mais c’est une grave erreur. Il suffit de lire les lignes suivantes pour se rendre compte que Meursault, qui vient de recevoir un télégramme laconique, ne peut simplement pas savoir si sa mère est morte aujourd’hui ou hier. On le prend pour un sans-cœur ; il décrit juste un fait.
Ainsi débute la première partie du roman qui nous raconte le quotidien de Meursault. On y découvre un homme qui aime vivre, se baigner, qui a du désir pour une femme, et dont rien ne permet de dire qu’il est insensible. Il se moque d’être muté, d’avoir des amis, de se marier, les grands mots lui semblent vides de sens, mais il aime une quantité de petites choses, et ne montre pas de dédain particulier pour ses semblables. Simplement, Meursault n’exprime que ce dont il est certain, en toute sincérité.
La seule certitude pour lui, ce sont ses ressentis. La chaleur, un bon café, des moments de plaisir, voilà tout ce que Meursault connaît et tout ce qu’il recherche. Il fait corps avec le monde qui l’entoure et se contente de se laisser couler dans la vie, sans pouvoir la juger. La vérité pour lui, c’est simplement ce soleil accablant qui lui brouille parfois la vue. Contre le soleil de la Raison de Platon, Camus oppose la réalité sensible du monde tel qu’il est, le monde objectif des sensations.
Stade éthique : « Ne le tueront-ils pas ? »
Meurtre d’un Arabe. Meursault avait le soleil dans les yeux. Il a tué un homme et nous ne saurons pas pourquoi. Concours de circonstances. C’est encore une vérité simple mais autrement plus difficile à accepter. Qu’une vieille femme meure, et c’est le cours ordinaire de la nature, mais qu’un homme soit tué par un autre, d’une façon toute aussi arbitraire, et c’est une monstruosité. Comme les lecteurs, ses juges vont taxer Meursault d’indifférence, lui reprocher d’être aussi aussi froid qu’un fait brut.
La deuxième partie du roman s’ouvre ainsi sur son procès. Meursault y entre avec quelques coups, comme au théâtre, car l’on va superposer au monde réel une représentation des faits. On va tenter de leur donner un sens et plus précisément une valeur morale. Nous entrons donc dans l’univers de la subjectivité pure. Ici, tout va avoir droit à une explication. Tout va être décortiqué, justifié, et devra se fondre dans un ensemble de principes éthiques auxquels Meursault est totalement étranger.
On le condamne alors non pas pour des faits, mais pour avoir dérogé à ce système de valeurs, pour avoir corrompu les bonnes mœurs. On lui reproche de n’avoir pas eu de regrets, d’avoir été heureux, tourné vers la vie. Après l’enterrement de sa mère, en effet, il a rencontré une femme, est allé se baigner, puis au cinéma. Ceci est impardonnable. Aux yeux des jurés, il est l’Antéchrist. Meursault est ici comme l’affranchi de Platon qui retourne dans la caverne pour montrer le soleil à des hommes qui, trop amoureux de leurs chaînes, préfèrent l’assassiner.
Stade religieux : L’homme révolté
Meursault est condamné à mort pour n’avoir pas pleuré à l’enterrement de sa mère. Il n’est certes pas étranger au monde, mais il est étranger à la société. On le tue pour sauver la morale. Seulement on vient lui demander une chose encore : accepter son sort. Un curé réclame en effet qu’il renonce à l’existence et s’abandonne aux mains de Dieu. Là, Meursault « l’indifférent », Meursault « l’insensible » éclate de rage, empoigne l’homme au collet et le traite de tous les noms.
Cette troisième partie du récit est la plus importante. Nous quittons le monde des sensations et celui de la morale, pour entrer dans celui de la religion. La foi tente en effet de dépasser ces deux aspects de l’expérience humaine en nous promettant un bonheur dans un autre monde. Pour Camus, c’est juste une autre façon de se suicider, c’est-à-dire de supprimer l’un des deux termes de la contradiction. Ou bien nous supprimons l’homme qui cherche du sens, auquel cas le monde des faits a gagné, ou bien nous substituons à la réalité un idéal fantasmé, une religion qui dénigre les sensations, méprise les plaisirs terrestres et finalement, supprime le monde. Cela revient en fait au même. Il s’agit toujours de refuser la vie.
« Je déversais sur lui tout le fond de mon cœur avec des bondissements mêlés de joie et de colère. Il avait l’air si certain, n’est-ce pas ? Pourtant, aucune de ses certitudes ne valait un cheveu de femme. Il n’était même pas sûr d’être en vie puisqu’il vivait comme un mort. » (p 180)
Meursault ne lutte ni contre le monde sensible, ni contre l’envie de lui donner un sens. Il enrage en revanche contre celui qui vient lui proposer d’abandonner l’un de ces deux aspects de notre expérience, et d’en résoudre l’absurdité. Le soleil de Camus, c’est la mort. Le fait le plus implacable. La conscience qu’à la fin, rien n’est justifié. Le sentiment qu’aucune morale, aucun choix de vie n’a le moindre sens face à cette sentence injuste qui aplanit tout. Martyr de l’Absurde, la mort de Meursault n’a pas de sens, mais elle est la seule qui ait de la valeur, car lui seul la regarde en face.
Cependant, en prenant pleinement conscience du caractère tragique de l’existence, le nihilisme de Meursault se change en force positive. Il choisit le monde sensible, sans désirer rien d’autre que de « tout recommencer », vivre encore, sentir le corps de son amante. Contre Socrate, contre Jésus, il choisit d’épouser le monde tel qu’il est. Contemplant la nuit par sa fenêtre, attendant, comme au Jardin des Oliviers, qu’on vienne l’exécuter, il goûte une dernière fois à la joie d’être vivant, admire encore les étoiles. Il n’a rien à regretter. Il faut imaginer Meursault heureux.
En reprenant les trois stades de Kierkegaard, Camus rejette le dernier et choisit de retourner à celui de l’expérience sensible du monde. Il y revient toutefois avec quelque chose de nouveau : sa volonté. Aussi, si Camus, comme Sartre, est existentialiste, ce n’est certainement pas de la même manière. Pour ce dernier, c’est l’homme qui doit donner un sens à sa vie. Pour Camus, c’est en refusant de lui donner un sens qu’on est un homme. L’existence, aussi absurde soit-elle, n’est jamais futile.
- Albert Camus, L'Étranger
- Folio, 1972