Nous avons tous en tête le souvenir des heures passées sur les bancs de la classe d'histoire de madame Martel, vous savez, celle qui postillonnait. Pour empêcher que nous nous endormions sur ses dynasties poussiéreuses, elle avait cette manie de nous imposer la lecture de textes longs, écrits dans un français incompréhensible et à haute voix encore. En plus, les livres étaient franchement énormes et remplis de dates, de lieux, de noms de gens dont tout le monde se fiche comme de l'an quarante, puisqu'ils sont morts; bref, le souvenir que l'on a de la classe de madame Martel ne donne pas vraiment envie de relire de l'histoire, et encore moins de l'histoire du Moyen-Âge.
Et c'est là qu'arrive Georges Duby. Sa première grande qualité est qu'il n'est PAS madame Martel. Entendez par-là qu'il ne postillonne pas : il écrit, et il écrit même remarquablement bien pour un historien. Bien sûr il ne faut pas s'attendre à du Baudelaire, mais il a de belles envolées lyriques, des phrases courtes et des réflexions compréhensibles, un vrai style qui donne à réfléchir. Et lui ne vous donnera jamais à lire un texte ennuyeux sur un amour courtois : chaque chapitre de son livre montre de vrais textes médiévaux sur des anecdotes horribles, loufoques ou morbides, dont il se sert pour nous faire comprendre l'époque.
Et c'est sa deuxième, vraie grande qualité : sa volonté de nous faire comprendre. Il ne nous bombarde pas de dates, n'indiquant que les XIème, XIIème, XIIIème et XIVème siècles. Ni dynasties, ni noms de batailles à rallonge, ni même de grands énoncés factuels. Au lieu de ça, des descriptions et des interprétations d’œuvres d'arts de l'époque, qu'utilise Duby pour retranscrire la façon de penser, de vivre, de voir le monde de chaque siècle. Il nuance, sabre dans les préjugés, donne à voir le XIème comme la flamme vacillante d'un cierge sur le point de s'éteindre, le XIVème comme une envie d'amour pour oublier la mort, bref il nous montre plutôt qu'il ne nous explique. On ne s'ennuie jamais, c'est presque un roman dont le héros serait la façon de penser des humains, avec ses errances, ses doutes, ses affirmations, ses gloires et ses échecs. Alors bien sûr, les puristes déplorerons cet aspect romanesque, mais ils ne pourront pas cracher sur le travail d'interprétation et de mise en forme, qui est juste énorme.
Si vous n'êtes toujours pas convaincu de le lire, il me reste à vous parler du livre lui-même. Parce que contrairement à beaucoup d'ouvrages sur l'histoire du Moyen-Âge, celui-ci est tout petit : un peu plus de deux cent cinquante pages, qui tiennent dans une poche et triées en grands thèmes. On a ainsi le droit en un livre au royaume, au bonheur, à la mort... que demande le peuple? Que l'histoire ne soit pas un amas de faits indigestes. Et Georges Duby aime le peuple : il lui donne ce qu'il veut.