(Edit : cette critique a été rédigée durant une période de quelques semaines/mois durant lesquels le roman n'a plus été disponible qu'en occasion, avec toute la spéculation que cela supposait. Heureusement, depuis, il a été réédité et tout va bien, mais je conserve cette déclaration d'amour malgré tout car les angoisses civilisationnelles qu'elle exprime me paraissent chaque jour un peu plus d'actualité)
La nouvelle est tombée comme un coup de tonnerre, ou les sirènes de Fahrenheit 451.
C'est un nouvel incendie qu'on déplore : l'Histoire sans Fin n'est plus édité chez nous jusqu'à nouvel ordre. Coulez mes larmes, dit le policier.
Oh, grâce aux miracles de la spéculation, vous pourrez bien en trouver à 80 balles en occasion, cornés aux quatre coins, mais Bastien Balthazar Bux n'intéresse plus les marchands de tapis de la littérature, qui préfèrent refiler aux gosses leurs propres poulains sous contrats, aux bouquins pondus au kilo à l'aune de cahiers des charges sans gluten.
Ecrit à la fin des années 70, en Allemagne, l'Histoire sans Fin n'est sans doute plus jugé assez "actuel" pour les jeunes (et moins jeunes) lecteurs d'aujourd'hui. Pas de portables, pas d'internet, pas d'histoire d'amour superficielle cliché à la Beverly Hills, pas de dystopie ridicule dans laquelle des ados courageux (rires) luttent contre de vilains adultes calculateurs (re-rires) (s'ils pouvaient arrêter de se mettre des balayettes dans la cour de récré, déjà, ce serait une belle utopie), pas de projection narcissique débilitante pour s'assurer l'adhésion d'un public nombriliste trop heureux de pouvoir s'identifier à du beau, du pur, du vrai, du courageux, de l'élu de naissance, de l'exceptionnel par le sang, alimentant (à dessein) les complexes de supériorité hérités des likes sur les réseaux sociaux et de l'éducation bienveillante. Pour la littérature jeunesse moderne (young adult comprise), on ne devient pas héros. On naît en tant que tel. Faire des efforts, gagner son mérite, prouver sa valeur, c'est une idéologie de droite.
A l'opposé, qui, en 2023, veut encore s'identifier à un gros gamin blanc féru de lecture ?
Sans compter qu'il faut lire, justement, et qu'il y a plein de pages, écrites serré, dans un style véritable, et pas le traditionnel présent de narration à la première personne tant apprécié des grosses feignasses (auteurs autant que lecteurs). Non seulement ça mais le récit demande en prime un effort d'imagination, rendez-vous compte. A ce niveau, ce n'est plus de la littérature, c'est de la micro-aggression.
Il n'en demeure pas moins qu'on peut mettre dans un sac tous les romans de littérature jeunesse de ces 20 dernières années qu'ils ne pèseront pas aussi lourd dans la balance que cet unique ouvrage, supérieur en tous points, lequel représente sans conteste ce que la littérature jeunesse a pu produire de meilleur, et sans s'y limiter.
Par son écriture dense et sophistiquée, la richesse atypique de son imaginaire et son procédé identificatoire à nul autre pareil (si ce n'est Evangelion, plus tard, dans un autre registre), l'Histoire sans Fin s'impose comme l'un des livres les plus marquants du XXème siècle, à sa manière. Un livre profond, mature et nécessaire, qui ne prend son lectorat ni pour des imbéciles, ni pour des vaches à lait, et tente ce qu'aucun éditeur aujourd'hui ne semble plus décidé à faire : tirer le lecteur vers le haut, et la lecture avec.
De sorte qu'on ne se souvient désormais plus que du (sympathique, mais médiocre) film live, et de la chanson new wave de son générique juste "parce qu'ils la chantent dans Strangers Things". Ce qui ressemble comme deux gouttes d'eau à la menace de sa première partie, réduisant la substance d'une œuvre à quelques gimmicks de magasins geeks et de conventions cosplayées.
A quoi bon acheter le bouquin, quand on peut collectionner les Funko Pop ? !
Finie, l'Histoire sans Fin. Le Néant a gagné.
Ou pour citer les premiers intéressés, devenus plus réels que nous à de nombreux égards :
- Je m'invente des histoires, j'imagine des noms et des mots qui n'existent pas.
- Et tu te racontes tout cela à toi-même? Pourquoi?
- Eh bien, c'est qu'il n'y a personne d'autre que ce genre de choses intéresse.