Pour résumer de façon caricaturale : un grand roman, mais un polar médiocre.
Du coup, je suis embêté au moment d'attribuer une note, et mon 8/10 généreux ne dis pas tout des faiblesses de "L'homme aux lèvres de saphir" - assez mauvais titre au demeurant, jamais vraiment justifié d'ailleurs au cours de la lecture.
En effet, en tant que récit policier, le livre d'Hervé Le Corre souffre de nombreux défauts. En digne apôtre de "Columbo", l'auteur choisit de divulguer l'identité de son assassin (ainsi que ses motivations) dès le deuxième chapitre, se tirant ainsi une sacrée balle dans le pied, puisque le roman ne comprend dès lors plus aucun mystère.
Du côté du suspense, ce n'est guère mieux, Le Corre ayant fait de son méchant un être démoniaque et invincible, le livre est une succession d'agressions abjectes dont le meurtrier sort toujours vainqueur. A l'occasion, l'auteur tente de nous faire croire le contraire, mais comme il reste à chaque fois de nombreuses pages à lire, le lecteur n'est pas dupe...
Il paraît clair à ce stade qu'Hervé Le Corre ne maîtrise pas du tout les codes du polar : alors pourquoi nous l'avoir vendu comme tel?
Pour être juste, reconnaissons qu'il s'agit plutôt d'un thriller horrifique, dont les codes différent quelque peu, et s'inscrivent sans doute dans la ligne éditoriale des éditions Rivages Noir.
D'ailleurs c'est un autre reproche que je ferais au bouquin : le romancier se complaît dans la descriptions d'actes de tortures, d'atrocités sordides, de mutilations répugnantes, détaillant par le menu la somme des sévices administrés par son "serial killer" (le terme est évidemment anachronique). J'aurais préféré que Le Corre déploie autant d'efforts pour bâtir une intrigue complexe dotée de quelques rebondissements…
Malgré les défauts que je viens d'évoquer, "L'homme aux lèvres de saphir" demeure néanmoins un excellent roman que je n'hésite pas à recommander.
L'action se situe en 1870, peu avant la fin du Second Empire, régime autoritaire, arbitraire et désormais moribond, dont Hervé Le Corre décrit les soubresauts avec un talent et un brio remarquables.
Le lecteur est plongé dans les affres de cette période, à la suite d'un jeune paysan à peine débarqué à Paris et rapidement séduit par les idées de la sociale, d'un policier d'origine basque révolté par les injustices subies par le petit peuple, d'une prostituée qui cherche à fuir son funeste destin, et de bien d'autres personnages, bourgeois et élites bien au chaud dans leurs privilèges, prolétaires écrasés par le patron, la police, le système, et par leurs propres turpitudes.
D'inspiration marxiste sur le plan intellectuel, "L'homme aux lèvres de saphir" est aussi un roman des sens, tant le style riche et enlevé de Le Corre excelle à rendre palpable le ressenti de ses héros. En général pour le pire, avec les diverses souffrances vécues par les uns et les autres : la faim des miséreux, le froid mordant de l'hiver, la violence des coups (une terrible scène d'émeute notamment) mais aussi l'ébriété, le stupre, les pulsions… Sans oublier les odeurs, omniprésentes.
L'incroyable richesse du vocabulaire de Le Corre, qui s'applique à utiliser fréquemment des termes d'argot ancien (les roussins, la mistoufle, les michets…) aussi savoureux que pittoresques, permet au lecteur de se sentir au plus près des protagonistes de cette fin de siècle, marquée notamment par les prémisses du syndicalisme et du féminisme.
Ne serait-ce que pour cette raison, il faut lire "L'homme aux lèvres de saphir", dont une suite vient justement d'être publiée (intitulée "L'ombre du brasier"), consacrée à la Commune de Paris.
Pour ma part, je me suis déjà procuré un autre bouquin de Le Corre, pour m'imprégner à nouveau de son style si vivant et singulier, et en espérant constater des progrès sur le plan de l'intrigue.