L'Île des esclaves
6.6
L'Île des esclaves

livre de Marivaux (1725)

À mon sens, l’Île des esclaves est à la révolte sociale à peu près ce que le hameau de Marie-Antoinette était à la condition paysanne (1). C’est un carnaval, un divertissement, une comédie d’autant plus inoffensive qu’elle est rondement menée – à peine le temps de s’habituer aux nouvelles identités qu’il faut retrouver les anciennes.
« Votre esclavage, ou plutôt votre cours d’humanité »… Cette formule de la scène 2 reflète assez bien la maigre portée de l’ensemble : pour Trivelin, l’esclavage n’est que le prétexte à un enseignement. Pour Marivaux, le théâtre consiste à mettre en scène cette leçon. De là l’impression de naïveté qui peut se dégager de la pièce ? Peut-être.
Pour un peu, c’est la société extérieure à l’île qui passerait pour la véritable utopie : dans le monde de l’Île des esclaves, la domination sociale n’est qu’une affaire de mots, plutôt qu’un problème de contraintes. « Peut-être que je serai un petit brin insolent, à cause que je suis le maître : voilà tout » (Arlequin, scène 5) : le principal grief que les valets ont envers leurs maîtres, c’est de mal leur parler, voilà tout. En fait presque tout : à cela s’ajoute la coquetterie que Cléanthis reproche à Euphrosine. Autrement dit, ce n’est pas l’oppression, mais une question de caractère qui divise maîtres et valets.
D’ailleurs, quand les valets singent les maîtres, ils s’y prennent mal. Et qu’est-ce que c’est drôle, un valet qui singe un maître ! Oh oh oh ! on s’esclaffe ! Ces lourdauds sont si ridicules qu’ils s’en rendent même compte, et Arlequin de se rendre à l’évidence, finissant par dire à Iphicrate « Rendez-moi mon habit, et reprenez le vôtre ; je ne suis pas digne de le porter » (scène 9).
Voilà la solution : que chacun revienne à sa place après avoir constaté que l’herbe n’est pas plus verte chez les autres. Ce n’est pas seulement Marivaux, mais Arlequin qui la préconise : « En fin finale, la paix est conclue, la vertu a arrangé tout cela » (scène 11) – on notera le « En fin finale » : il est décidément hilarant, le langage de cette valetaille ! La vertu, appelée raison ailleurs dans la pièce, est en chacun, il suffit d’un jeu de rôles pour la réveiller.
À partir de là, la dimension politique et la portée subversive de la pièce me paraissent sérieusement réduites. La question est plutôt de savoir si le carnaval est réussi. Et pour le coup, je crois que l’Île des esclaves peut convaincre surtout sur scène, c’est-à-dire comme spectacle. En particulier – et paradoxalement ? – parce que le texte propose quelques éléments d’inquiétude. Vous le trouvez rassurant, vous, ce Trivelin venu de nulle part et peut-être trop raisonnable pour être honnête ? Et cette didascalie de deux mots, à la fin de la scène 7 : « Euphrosine. Où suis-je ! et quand cela finira-t-il ? / Elle rêve. » ? Pour un metteur en scène qui aime les recoins sombres, ce sont des occasions en or.


(1) Et la social-démocratie à la lutte contre les inégalités sociales ? Dans l’utopie de l’Île des esclaves, les maîtres reviennent à la place qui leur revient une fois faite aux valets la promesse d’être un peu plus raisonnables. Dans la France réelle de 2013 et du CICE, des Trivelin déguisés en Arlequin donnaient vingt milliards d’euros aux Iphicrate contre la promesse d’un million d’emplois, promis, juré, craché.

Alcofribas
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le 8 juin 2020

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