Soyons clair : pour toute personne qui ne connaît pas très bien l’œuvre de Bernard Stiegler, et qui ne connaît pas bien (voire très bien) l’œuvre de nombreux auteurs utilisés dans ce livre (Heidegger, Derrida, Nietzsche, Deleuze, Simondon, et beaucoup d’autres), le propos en est totalement incompréhensible.


Pire même : il ressemble au document d’initiation d’une loge maçonnique obscure et satanique, une loge construite à base de rituels sauvages, de cannibalisme, d’ingestion de mixtures organiques, défécation de chenille et sperme de crevettes compris.


Ça ne sert donc à rien ou presque de le lire (Il ne faut pas commencer par ce livre, il ne faut même pas poursuivre par ce livre, peut-être ne faut-il même jamais finir par ce livre).


Stiegler écrit très mal. Il s’est construit une rhétorique morbide, une rhétorique de prophète, très critiquable, qui tombe régulièrement dans ce que Sokal et Bricmont appelaient le Galimatias Tendance (Fashionable Nonsense) – faisant ainsi référence aux discours en apparence dépourvus de sens que l’on trouve chez des auteurs comme Derrida, Lacan, Kristeva, Badiou ou Gilles Deleuze. Mais cette rhétorique malade fonctionne malgré tout, de manière intermittente, et joue le rôle d’amplificateur, si on se donne la peine de s’y arrêter et de ne pas la condamner trop vite. Elle fonctionne parfois même très bien, au prix de nombreuses rechutes, et de sévères gadins.


Stiegler ne cesse pas de faire référence, bien que souvent de manière allusive, à des auteurs de tous horizons. Il en cite parfois cinq dans la même phrase, sans jamais arriver à reformuler clairement leurs idées (sans avoir toujours correctement assimilé leur pensée), et en ayant besoin d’inventer au passage sept nouveaux mots, à peine des concepts, souvent des barbarismes inutiles qui se dévorent les uns les autres, qui trahissent un défaut d’expression bien plus qu’un élan créateur, et qui pourraient être remplacés par des mots simples, sans que cela y change quoi que ce soit (à part la clarté et la compréhension, et donc le partage d’idées). On ressent dans ce maelstrom auto-destructeur un éternel besoin de se distinguer et de passer pour un esprit différent.


Atteinte d’un cancer en phase terminale, sa prose prend donc racine dans son incapacité à écrire, à reformuler, à clarifier, à synthétiser, ainsi que dans son besoin maladif de se démarquer. Il s’échappe sur une île déserte pour paraître inaccessible, il s’enfuit comme un intouchable dans les eaux sombres du chaos, contre toute perspective de dialogue sensé, en s’appuyant sans arrêt sur d’autres pensées qu’il perce comme on percerait des outres pleines d’encre dans un rêve, s’en servant parfois de béquilles, parfois de trampoline, parfois de défouloir, parlant à travers elles comme un ventriloque à l’haleine douteuse, utilisant trop souvent des mots grecs, allemands, anglais alors qu’il ne parle pas allemand, ne maîtrise pas le grec ancien et que son anglais est tout juste correct, pour ne pas dire un peu mauvais.


Il est toujours au-delà de sa propre réflexion et, dans ce livre comme dans d’autres, il ne cesse de faire référence à ses futurs livres qui ne sont pas encore écrits (et qui ne le seront jamais puisqu’il est désormais décédé). Au moins huit livres non écrits sont régulièrement cités dans celui-ci.


Tout ce massacre cannibale aboutit à une couche de fumier qui pourrait donner lieu à de très mauvaises récoltes (comme un affreux roman d’Alain Damasio par exemple, ou des groupes de militants pro-cyborgs décérébrés).


Et pourtant, sa position philosophique, très ambitieuse, emporte parfois ces défauts avec elle. Comme un torrent de vomi qui transporterait des perles de nacre ou des bancs de corail dorés, elle ravive des questions essentielles avec une acuité démoniaque. Et bien mieux : elle incarne certains problèmes d’une manière vivante, qui donne envie de se lever et de faire preuve, pour une fois, d’un peu de courage (nous qui sommes si lâches).


On finit d’ailleurs par se demander : aurait-il pu exprimer ses idées autrement, c’est-à-dire correctement, en évitant ses analogies fumeuses, ses interprétations géo-politiques à l’emporte-pièce, son charabia d’homme pressé, qui tombe en permanence dans les travers qu’il dénonce, et qui lui donne l’air d’être le gourou d’une secte (il était à la tête d’associations comme ars industrialis et pharmakon) ?


Il me fait parfois penser à un personnage du roman Dr Bloodmoney de Philip K. Dick, Hoppy Harrington, qui est un être phocomèle (il n’a ni bras ni jambes) doué de pouvoirs psychiques, capable d’imiter la voix des autres dans un monde post-apocalyptique. Stiegler serait un Hoppy Harrington qui, en plus d’être quelqu’un d’incomplet qui cherche à contrôler ses semblables pour combler un manque fondamental (comme le Hoppy original), fredonnerait, par-devers lui, à l’aide de la voix des autres, qu’il s’est rapidement approprié et dont il a changé le ton, des propos extrêmement pertinents, des propos qui s’enfonceraient au cœur des tensions de notre temps.


Stiegler veut réhabiliter une pensée tragique, au sens fort du terme. Une pensée qui nous permette de tenir les contraires ensemble, de toujours associer la création et la destruction, la santé et la maladie, les grandes inventions et leurs effets désastreux, le rêve et la catastrophe, l’ordre et le désordre.


Tout ce que produit l’espèce humaine, à travers le processus civilisationnel – institutions et techniques en priorité – est malade, précaire, toujours à la fois porteurs de promesses et de dangers, toujours à la fois poison et remède. On ne peut pas séparer définitivement les tendances négatives et positives. Toute institution, toute technique, toute pensée, toute création humaine, glorieuse pour un temps, peut finir (très vite) par devenir néfaste, obsolète, à l’origine de réactions et de comportement vides, stéréotypés ou dangereux, voire de dysfonctionnements, si les tendances négatives, qu’elle contient forcément, prennent le pas sur les tendances positives, les unes et les autres dialoguant toujours dans une tension permanente, dans un équilibre tout juste stable, et toujours menacé d’instabilité.


Les techniques en général, et les techniques mémorielles en premier lieu (écriture, imprimerie, cinéma, enregistrement sonore, traces numériques) sont les conditions de possibilités de l’humanisation et de la pensée. Donc les conditions de possibilités de l’humanisation sont toujours en partie empoisonnées. L’homme n’est homme qu’en étant potentiellement malade, s’appuyant toujours sur des prothèses fragiles qui, à force d’un mauvais usage, d’un mauvais dosage, peuvent lui être fatales, comme un médicament que l’on ingère en quantité excessive.


Les techniques produisent régulièrement dans l’histoire humaine des désajustements sociaux. L’agriculture, la domestication animale, la monnaie, l’écriture, l’imprimerie, la cartographie, le métier à tisser Jacquard, le chemin de fer, la télévision, l’arme à feu, l’arme atomique, la voiture, le réseau internet ont en leur temps perturbé les groupes humains, les règles sociales, les rapports de force, les hiérarchies, la diplomatie, les méthodes de guerre, les croyances, la morale, le droit, les arts et la culture. Elles ont produit des effets de sidération, et donc de crainte, accompagnés de réactions parfois violentes, de peur, d’effroi, de règlements de compte, parce qu’elles sont entrées en conflit avec des valeurs et des rôles sociaux qui paraissaient établies pour toujours. Et dans le même temps, elles ont ouvert un champ du possible, elles ont apporté des promesses, du renouveau, orientant les groupes humains vers des chemins inexplorés qui ont pu relancer une aventure toujours instable, toujours fragile, pour le meilleur et pour le pire. Dans un processus de civilisation qui tient la route, il y a une nécessité de répondre à ces désajustements, et d’inventer, à travers le droit, l’art, l’éducation, la science, la politique, le système de production, de nouvelles croyances, de nouvelles règles sociales, de nouveaux symboles, d’effectuer donc un réajustement raisonnable, qui évite l’effondrement et remette à plat les questions de vérité, de justice, et d’avenir collectif.


Ces réajustements sont toujours imparfaits, toujours fragiles, toujours maladroits, toujours en partie violents. Ils ne correspondent jamais à l’idéalisme qui nous traversent tous plus ou moins, mais s’ils n’ont pas lieu, le risque de réactions de masse désordonnées, de guerre civile, de panique généralisée réapparaît immédiatement. Et la faiblesse des hommes, qui n’ont plus alors le courage de se dépasser, qui succombent à une perte de repères généralisée, avant de succomber à la violence,les emportent dans un tourbillon de désastres dont ils ne se relèvent pas toujours correctement.


L’homme est une espèce « terrible » comme disait Sophocle. Une espèce redoutable. Elle fait peur et elle fascine. Elle est la seule qui se soucie du monde et en même temps, elle est la seule qui puisse le détruire complètement. C’est dans cette alliance infernale que repose notre destin. Il n’y aura jamais de sortie de cette tragédie. Jamais de paradis. Jamais d’enfer total. Toujours le purgatoire, si l’on veut. Mais un purgatoire plus ou moins vivable, plus ou moins viable, plus ou moins valable, qui peut toujours s’effondrer sur lui-même et signer l’adieu du processus d’hominisation (l’ère nucléaire étant l’incarnation la plus évidente de ce danger).


Il est vrai que le moment technique contemporain s’est articulé au système capitaliste, qui est un système de destruction créatrice, selon les mots de Schumpeter (système qui a donc besoin de détruire en permanence ce qu’il crée et d’envahir des territoires nouveaux pour produire de la valeur et maintenir sa dynamique).


Mais bien plus que cela, le système technique, à partir de la généralisation de la machine dans la production, et du tournant cybernétique, puis informatique, qui ont révolutionné le traitement de l’information (au sens général), ce système s’est bâti sur des sous-ensemble autonomes qui ont de moins en moins besoin de l’homme, en tant que personne, en tant qu’individu singulier, pour fonctionner, et qui font donc de l’homme une ressource plutôt qu’un acteur, un rouage plutôt qu’une finalité.


Dans ce système, l’innovation, laissée à elle-même, prend un caractère exponentiel qui empêche tout réajustement social et culturel, et qui crée des ruptures permanentes, auto-destructrices. On cherche à rattraper le train, mais on est toujours en retard.


Il y a de plus en plus de flux d’informations et les hommes qui, physiologiquement, ne changent que très peu, sont enflés par ces flux d’informations jusqu’à l’explosion, jusqu’au non-sens. En effet ces flux sont de plus en plus informes, sans hiérarchies, sans programme, sans critères, et les individus ne peuvent absolument pas les organiser. Ils sont appelés à recevoir des « inputs » venus du monde entier, venus de toutes les directions, et cela les éloigne de leur monde proche (humain, social et naturel), sans les rapprocher de quoi que soit de tangible. Et les signaux deviennent insignifiants.


Ce système aujourd’hui mondialisé (donc indifférent aux territoires, qui se ressemblent de plus en plus, et qui se ressembleront de plus en plus avec le temps, si rien ne change) repose sur une infrastructure très lourde qui va des câbles de la fibre optique aux data centers, des terminaux omniprésents jusqu’aux ceintures de satellites, et qui, sillonnant un monde saturé, rend de plus en plus difficile les réajustements locaux (au-delà même de sa vitesse). Le droit, l’art, la politique, le jeu, les savoir-faire, les religions, l’éducation, la science sont dévorées, dépassées par ce processus qui va trop vite, qui court-circuite les raisonnements individuels et collectifs. Nos institutions n’arrivent plus à se réapproprier correctement ce processus déstabilisant, à se réajuster.


Donc elles ne font que s’y adapter bêtement (et très maladroitement) avouant par-là leur défaite, et produisant une mentalité paresseuse qui produit du désespoir. « C’est ainsi, nous n’avons pas le choix, il faut s’adapter ».


La plupart des gens n’ont d’ailleurs absolument aucune idée de l’ampleur de ce système. Nous utilisons internet, nos smartphones, nos GPS, nos systèmes bancaires, nos plateformes multimédias sans avoir la moindre idée de comment ils fonctionnent, ni de tous les réseaux d’investissement, d’innovation, de recherche et de techniques de marketing ou de management, parfois très sophistiquées, qui s’y engouffrent.


Plus de la moitié de l’humanité a désormais accès en permanence au réseau numérique mondialisé à travers les terminaux de poches (smartphones) et, depuis l’avènement des sous-réseaux, des plateformes, des applications, il n’y aura eu aucune intervention publique digne de ce nom pour permette de faire émerger une réelle culture de cette infrastructure omniprésente et dévorante. C’est-à-dire un programme : du sens, de la maîtrise, une orientation, des limites, aussi discutables soient-elles. C’est à dire des critères de sélection, toujours soumis à la délibération.


Toute civilisation produit des critères de sélection de manière tragique, des critères de perception et de mémoire, qui donnent lieu à des jugements sur le beau, le bien, le vrai, le juste, l’injuste, l’agréable, le sensé, le permis, l’interdit, le désirable, le tabou, le sale, le honteux ou le ridicule etc. Les critères permettent de distinguer. De choisir. De définir. D’élever. De transmettre. Ils permettent de créer des identités (c’est-a-dire, ce qui se ressemble et qui n’est pas simplement toujours différent, sans consistance). C’est-à-dire de trouver une place dans le devenir et de l’évaluer. Ces critères sont régulièrement perturbés par le basculement des techniques et des institutions, produisant des crises et des bouleversements sociaux. Mais si ces critères viennent à manquer, si le processus qui permet de les faire émerger, par réaction, résistance, création, délibération fait défaut, alors la désorientation s’installe durablement, et dans le désert, tout se vaut, rien ne vaut rien, tout est vrai, rien n’est faux, et tout est beau, tout est laid. Des pulsions auto-destructrices apparaissent. Des formes de nihilisme. Le monde avance comme un canard sans tête. Et la violence ressurgit comme jamais.


Aujourd’hui, les critères significatifs de notre culture sont de plus en plus aveugles. Ils sont majoritairement produits par les consommateurs eux-mêmes, à leur insu, dans des boucles de données qu’ils produisent sans le savoir (même lorsqu’ils le savent) par leurs activités quotidiennes, données captées et siphonnées par des acteurs privés qui les leur renvoient après un traitement algorithmique qui, de plus en plus, remplace nos capacités de décisions : nos vidéos, nos lieux de vacances, nos amis, nos livres, nos repas, nos établissements d’enseignement supérieur, et en définitive, si on pousse le système à son comble, tout ce que nous sommes, est comme choisi par-devers nous. Ce qui a de la valeur est de plus en plus défini par des statistiques et des logiques de foule (comme sur un moteur de recherche par exemple, ou un traducteur en ligne, qui ignore la langue, qui n’a pas besoin de l’apprendre, mais qui ne fait que comparer des occurrences).


Ce système fermé est entropique. Il sape les conditions de possibilité de la nouveauté, de la création, de l’exception, de l’incalculable, qui est ce qui caractérise l’effort de civilisation.


Ce réseau qui nous absorbe, qui forme notre socle culturel, qui façonne aujourd’hui nos esprits en profondeur, qui les malaxe comme de la pâte à pain, qui finit par penser à notre place à travers des algorithmes qui réagissent plus vite que nous et qui nous enserrent dans des circuits fermés hallucinés, ce réseau est gouverné par des instances privées qui cherchent la plupart du temps à en tirer profit rapidement, à court-terme, sans se projeter dans l’avenir, ou si peu.


Bien au-delà des Netflix, Amazon, Instagram, Google, Youtube, Tweeter, Apple et compagnie, qui abaissent le niveau culturel en prolongeant de manière cynique les logiques de masse ouvertes au XXe siècle par les industries culturelles, qui projettent une médiocrité généralisée (en partie basée sur la statistique), de nombreuses instances locales de calcul enrayent les savoirs-faire professionnels (dans l’éducation, la médecine, la science, les arts, l’architecture, etc) et parasitent les savoir-vivre, jusqu’à la socialité la plus élémentaire, jusqu’à la vie intime.


Il est plus facile aujourd’hui d’investir dans des équipements techniques très coûteux (type 5G), extrêmement complexes, qui demandent d’établir des normes précises, qui demandent un travail de recherche important, qui font entrer en jeu des chaînes d’approvisionnement mondiales, que de changer démocratiquement une institution politique ou, par exemple, dans le système éducatif, de créer des classes de six élèves, c’est-à-dire de créer des situations qui répondent à un besoin directement humain, assez élémentaire (situations qui demanderaient, dans l’absolu, des investissements bien moindres).


On est tous connectés, mais on ne sait pas quoi dire à son voisin. On parle dans son téléphone à son frère qui habite en Thaïlande tout en achetant son pain et en ne disant pas bonjour à la personne qui nous sert (sans même la voir d’ailleurs). On a accès à tout le savoir de l’univers, mais on ne sait même plus de quoi parlait le message qu’on vient de lire, ni même comment épeler le mot « message ». On se déplace sur toute la surface de la terre avec grande facilité (je suis de plus en plus surpris de découvrir le nombre de personnes que je connais qui ont été à New York, toutes classes confondus) mais on ne sait pas le nom de la rue qui se trouve à cinquante mètres de chez nous. Et on passe de plus en plus d’heures sur les écrans, sans plus lever la tête, sans plus trouver de raisons de lever la tête, sans plus trouver la force de le faire, attrapés, absorbés, fascinés, comme de vulgaires hologrammes de science-fiction. Sans plus savoir ce qui est vrai, ce qui est beau, ce qui est bien, ce qui vaut la peine d’être défendu, et sans avoir vraiment envie de le savoir.


De manière plus essentielle ce système technique est désormais un système qui tend uniquement à devenir efficient. Il est horriblement efficace. Et en étant efficace, il nous rend inutiles et superflus en tant que personnes singulières. Il ne s’articule à aucune finalité, il ne permet plus aucun équilibre avec l’environnement. Il repose sur une raison computationnelle (sur une raison analytique, c’est-à-dire du pur calcul, de la pure mise en relation, qui ne fait que redistribuer des éléments déjà existants), sur l’utilisation de données brutes, sur une raison statistique qui parle tout le temps d’un homme moyen (et jamais d’une personne) et sur une logique cybernétique qui transforme les personnes en simples cibles de marketing individualisées, en permanence dépassées et surpassées par des processus de calcul qui les gouverne au lieu de leur offrir une marge de manœuvre et de les rendre plus humain, c’est à dire de développer des savoir-faire, des savoir-vivre, des capacités de création.


Il empêche les systèmes juridiques, politiques, sociaux, artistiques et culturels d’apporter un contre-poids sensé et pertinent à cette automatisation générale (j’ai évoqué plusieurs fois la soumission aberrantes de nombreux artistes aux tendances techniques et à l’absurdité ambiante), au milieu de laquelle les gens sont désorientés et ne font plus que presser des boutons de manière pulsionnelle, parler à des voix enregistrées qui sont émises de nulle part, écouter de la musique industrielle qui ne produit aucune différence, comme des rats à qui l’on fournit de la cocaïne, ou un parieur qui ne ressent rien lorsqu’il gagne et qui s’enfonce dans sa propre diarrhée lorsqu’il perd. Dans ce grand puits de goudron, les gens sont de moins en moins motivés, ne trouvent plus la force de participer, alors on développe des méthodes de management intensives, agressives, d’une perversité douteuse, ainsi que des méthodes de développement personnel, qui se basent sur une psychologie cognitive elle-même encastrée dans la logique cybernétique, c’est-à-dire incapable de penser ce qu’il y a d’incalculable, d’infini, de secret dans la conscience humaine. Incapable de penser le fait qu’il nous arrive quelque chose, ni le sens que l’on accorde aux événements. C’est Blade Runner, mais sans director’s cut, sans cut du tout. C’est la bouillabaisse de Tenet tous les jours.


Cet état morbide produit du ressentiment parce qu’il entame la capacité de désirer, de prendre son temps, de se projeter dans l’avenir, de dialoguer avec l’infini, d’aimer et de croire en ce monde (qui devient malheureusement très plat, sans relief, uniforme), de trouver sa place dans un environnement défini, de créer des circuits longs de réflexion (ce qui demande des temps de pause), de rêver, de paresser, de se mettre à la hauteur des événements (et parfois simplement de vivre des événements réels, ce qui est de plus en plus rare), de se sentir une personne à part entière, de ne pas se sentir un zéro inutile, remplaçable par n’importe quel autre zéro, perdu dans une foule de stimuli et d’addictions qui produisent de la grégarité, du stress et de l’angoisse bien plus que des saveurs, du lien humain concret, personnel et durable, de l’imagination, du savoir en tout genre, toutes sortes de choses qui donnent à la vie ses couleurs, et qui font que la vie vaut la peine d’être vécue.


Ce ressentiment (et cette dépression diffuse générale, qui nourrit les industries de psychotropes) entraîne la recherche de responsables, ce qui est toujours une forme d’abandon et de désaveu (et sur ce point la pensée de Nietzsche, autour des notions de culpabilité et de vengeance, reste toujours extrêmement féconde). C’est la faute à Trump, à Macron, aux Arabes, aux juifs, aux Chinois, aux Américains, à l’islam, aux riches, aux capitalistes, aux politiques, aux médias, aux occidentaux, aux hommes, aux blancs, aux racistes, aux jeux vidéos, aux jeunes, qu’importe. C’est évidemment leur faute.


À partir du moment où on finit par pointer du doigt un groupe de manière arbitraire, avec la certitude d’avoir trouvé l’élément clé qui enraye la machine, en lui faisant porter toute la responsabilité d’un mal qui vient de bien plus loin, ou même une grande part de cette responsabilité, on sombre dans le déni, dans le délire dangereux, dans la logique de la vengeance, logique qui, comme dans toute histoire de mafia, n’a pas de raison de prendre fin et qui peut durer jusqu’à épuisement des forces en présence, jusqu’à vider la dernière bolge de l’enfer (tous les gens qui pointent un groupe comme Grand Responsable savent très bien, s’ils sont honnêtes, qu’ils n’obtiendront jamais satisfaction, que leur ressentiment ne sera jamais épongé et dépassé dans cette logique, sauf peut-être par l’extermination totale de l’autre). Les tendances négatives l’emportent définitivement et, dans ce marasme, on oublie l’important, qui est le socle de notre humanisation.


C’est-a-dire le poison et le remède technique, qui nous a échappé, et qui nous rend fous, c’est-à-dire décérébrés. Nous sommes gavés d’information (de signaux, de messages, de stimuli), en permanence capable de répondre à une question complexe en la tapant dans un terminal (c’est-à-dire sans rien s’approprier), et de moins en moins capable de nous former en tant que personne, c’est-à-dire de répondre à des questions simples sur nous-mêmes.


Il faut enrayer le réseau réticulaire basé sur le calcul. Il faut inventer un avenir et non pas se désoler du présent dans le ressentiment. Il faut orienter le système des techniques et des institutions dans une autre voie, qui leur permettent d’éviter la nécrose, qui ouvrent d’autres possibles moins immondes. Or cette voie ne peut pas être celle d’un retour en arrière, ou d’un passé idéalisé.


Il faut créer une puissance publique (fédérale, inter-régionale et inter-nationale) qui puisse permettre d’utiliser les forces de calcul dans des directions définies, celle des savoir-faire, des savoir-vivre, de la création raisonnée et qui enraye l’utilisation cynique des réseaux numériques qui, de toute façon, ne vont pas nous quitter. Assainir les égouts en quelque sorte, en plongeant à l’intérieur pour poser une bonde quelque part, aussi fragile soit-elle.


Produire une puissance publique qui intègre intelligemment le conflit (le conflit qui existe toujours entre nous, individus, qui pensons toujours un peu différemment les uns des autres, qui ne nous comprenons jamais tout à fait, même lorsque l’on s’écoute correctement, ce qui est rare, et qui veulent parfois simplement faire valoir leur différence, insistant sur la contradiction pour la contradiction ou la rupture pour la rupture). Une puissance publique qui attaque le problème technique dans sa chair et qui se serve du défaut (le calcul, la computation) pour en faire émerger une richesse (de l’incalculable).


L’élection présidentielle qui vient sera une nouvelle occasion de montrer, par l’inanité des débats qui vont avoir lieu, par la mise en avant des contradictions grossières de tous les programmes proposés (tous ceux que j’ai pu lire pour l’instant sont, presque sans exception, affligeants), par les dénis divers et variés qui vont s’exprimer, l’obsolescence de nos institutions politiques.


Le personnel politique ne connaît rien à l’ampleur du système technique, ni aux problèmes saillants de notre monde. Il refuse de voir la spécificité du problème écologique, qui est un problème d’impuissance générale, publique et privée, alimentée par des boucles d’informations qui nous paralysent et nous tétanisent, nous qui sommes si lâches. On continue à arnaquer les gens (et à s’arnaquer soi-même au passage) en leur présentant un monde de riches et de pauvres, de nationaux et d’étrangers, de travail et de loisirs, qui correspond tantôt à un monde du XVIe siècle, tantôt du XIXe siècle, tantôt du début du XXe siècle, mais jamais vraiment au monde dans lequel on vit.


En effet, si le système technique est horriblement efficace, si efficace qu’il se justifie lui-même par cette efficacité, la puissance dite « publique » (qui n’est pas tellement publique, qui sert de moins en moins le public), elle, en regard de ce léviathan, est tout à fait inutile, inoffensive et périmée. À tel point qu’elle a perdu tout crédit, tremblant de honte derrière des niveaux d’abstention ridicules. Mais quel élu aurait le courage de le dire et d’appeler à un bouleversement, en demandant de l’aide, notre aide, pour participer à ce sursaut autrement qu’en réagissant à de la propagande et en balançant des bulletins de vote ?


Il faudra sans aucun doute prendre les devants.

Feloussien
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le 7 mars 2022

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Feloussien

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