Britannique de mère jamaïcaine, Zadie Smith investit pour la première fois le roman historique pour évoquer les hypocrisies d’une Angleterre victorienne que son moralisme affiché n’a pas empêchée, entre autres, de s’enrichir de l’esclavage dans ses colonies.
Les dessous véritables de cette société en apparence si à cheval sur la morale et les conventions, c’est une femme, contrainte sa vie durant de masquer son intelligence et ses idées avancées dans un milieu patriarcal misogyne, qui s’en fait ici le révélateur. Cousine par alliance du romancier William Harrison Ainsworth, la vraie Eliza Touchet fut sa gouvernante, sa correctrice et la brillante hôtesse de ses soirées littéraires, prisées par Dickens et le gratin des auteurs de l’époque. Se glissant dans sa peau en trichant un peu sur les dates pour les besoins de l’intrigue, Zadie Smith en fait un personnage de fiction lucide et sans illusions, dont les commentaires acérés dessinent en creux une société anglaise hypocritement stratifiée, sous ses faux-semblants moraux, autour de la suprématie blanche et masculine de ses classes aisées.
Veuve laissée sans ressources par son défunt mari, Eliza n’a d’autre choix que de faire profil bas pour bénéficier de l’hospitalité de son cousin. Brillante et de fort tempérament, elle est vite devenue, même si tenue pour transparente en tant que femme, la clef de voûte de la maisonnée. Intendance, mais aussi révision des romans aussi insipides que caricaturaux d’un écrivain pourtant bouffi de prétention – se gargarisant de faire partie de la coterie intellectuelle et littéraire de l’époque, il ne fait que propager les idées toutes faites de son milieu, se plaisant par exemple à dépeindre une Jamaïque exotiquement idéalisée à cent lieues des sordides réalités de l’esclavage sucrier –, et enfin secrète béquille affective – un grand amour lesbien assez vite réprimé la lie d’abord à la première Madame Ainsworth, avant qu’elle ne devienne cette fois la maîtresse à tendance sado-masochiste de Monsieur Ainsworth – : c’est tout l’envers du décor que, elle-même obligée par son statut de se draper, à l’inverse de sa nature et de son rôle réel, de modestie et d’invisibilité, elle gère dans l’ombre pour permettre au maître de maison de briller sans vergogne, convaincu de sa légitime supériorité de gentleman.
Tout accoutumée qu’elle soit à se réfréner silencieusement pour se conformer aux attentes sociales, elle est d’autant plus fascinée par les initiatives militantes, comme le boycott du sucre, qu’en cette première moitié de XIXe siècle, quelques poignées de femmes ont choisi de mener en faveur de l’abolitionnisme. Mais, c’est en approchant le témoin clé de l’affaire Tichborne – dont le réel et retentissant procès, symbole de la revanche des classes laborieuses, passionna le pays dans les années 1860 et 1870 – qu’elle découvre le vrai visage, bien loin de ce que l’on en présente alors couramment, de la production sucrière jamaïcaine. Cet homme, Andrew Bogle, esclave dans une plantation anglaise en Jamaïque, fut serviteur chez les Tichborne, une famille aristocratique dont l’héritier disparu dans un naufrage réapparaît quelques décennies plus tard sous les traits d’un boucher à l’accent cockney venu d’Australie. L’imposture semble flagrante, pourtant le procès s’éternise et enflamme la société victorienne. L’histoire personnelle de Bogle obtenue en confidence servira de déclencheur chez Eliza. Bien décidée cette fois à ne faire aucune concession avec la vérité, cette femme contrainte à la dissimulation sa vie durant choisira l’écriture pour libérer sa voix et enfin sortir de sa propre imposture.
Avec ses chapitres courts rivalisant d’esquives entre réalité et fiction en incessants allers-retours temporels, L’imposture empile mensonges et faux-semblants à tous les étages, collectifs comme individuels, pour dénoncer ces complexes et honteux phénomènes de société finissant par parer le plus vil et le plus inacceptable – en l’occurrence l’esclavage mais aussi toutes les formes de sujétion, sexiste et sociale – des couleurs d’une moralité naturelle et sereine.
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