Marguerite Yourcenar écrit dans ses "carnets de notes" sur "L'Oeuvre au noir" ces mots précieux qui servent à éclairer le lecteur sur le but qu'elle s'est fixé à travers la rédaction de son roman : "Le corps, l'âme, et l'esprit, imbriqués ; bien plus, formes différentes prises par une seule substance vivante [...]". C'est via la biographie fictive du dénommé Zénon, bâtard d'une riche héritière flamande et d'un aventurier italien dont la carrière oscille entre clergé, armée et diplomatie, que l'auteur va livrer au lecteur sa propre fascination pour l'Homme, dans son universalité.

Nous sommes au XVIème siècle, en Europe. Période charnière entre deux ères, nommées par les historiens Moyen-Âge et Temps Modernes. Zénon, en rejet des Ordres auxquels on le destinait, est attiré par la mécanique, les sciences, la médecine, la chirurgie, l'alchimie, la philosophie et tout autre domaine offrant la perspective de découvertes et d'étapes nouvelles sur le chemin de la connaissance que la frileuse Humanité se doit de franchir. Période charnière également dans le domaine des technologies depuis que certain génie italien s'est mis à dessiner des machines volantes, et dans celui de la spiritualité où la Réforme s'amorce et crée les premiers troubles dans les âmes. L'obscurantisme médiéval a certes reculé mais les idées nouvelles ne sont pas toujours claires pour le quidam. Sur l'échiquier politique, la suprématie des empereurs Habsbourg sur l'Europe assujettit les peuples au nord comme au sud...

Marguerite Yourcenar, dont la plume est, de mon point de vue, tout à la fois d'une complexité et d'une beauté effrayantes, entraîne ainsi le lecteur dans l'existence de cet être atypique qu'elle a choisi pour cobaye afin de disséquer cette trinité qui se réalise en chaque homme : l'âme, l'esprit, le corps. Pour rétablir un équilibre, il aurait fallu y adjoindre le coeur mais là n'est pas son propos, elle semble s'en désintéresser, isolant à l'envi ses personnages dans un monde sans affection, sans tendresse, dur et froid comme le métal, inflexible aussi comme en témoigne le dernier tiers du roman où Zénon comparaît devant un tribunal ecclésiastique pour avoir publié des "Prothéories" propres à dresser un bûcher sous ses pas. Une vision si peu édulcorée et si réaliste qu'elle fait irrésistiblement songer aux toiles de Bosch et de Brueghel.

Les développements érudits et verbeux de l'auteur sur la foi, la politique et les sens ont plus d'une fois eu raison de ma concentration et de mon intérêt. L'auteur mêle avec équité spiritualité et philosophie pour éveiller du fond des âges les éternelles questions restées sans réponses sur la nature humaine et qui offrent un terreau fertile à l'Humanisme en mouvement.

Un tel roman me ramène en toute humilité à ma crasse intellectuelle. J'ai dû lire le roman à voix haute de la première à la dernière page tant j'ai immédiatement eu besoin du secours combiné de ma mémoire visuelle et auditive pour comprendre le sens des mots qui défilaient sous mes yeux et encore ne les ai-je pas tous saisis dans la profondeur de leur portée. C'était la première fois que je me frottais à l'auteur, mal m'en a pris. "L'Oeuvre au noir" est un essai philosophique qui se dissimule sous les traits d'un roman et auquel il faudrait consacrer une attention d'universitaire, ce que je ne suis plus depuis dix ans. D'ailleurs, ma maîtrise d'histoire me semble vaine et lointaine, inutile et superficielle, devant un tel texte qui a mis à mal ma vanité de lectrice qui croyait pouvoir aborder en toute confiance toute littérature mais qui est encore très loin de pouvoir en apprécier la substantifique moelle.
Gwen21
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le 24 nov. 2013

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