Après les Mémoires d'Hadrien, le deuxième chef d'œuvre de Marguerite Yourcenar avec un schéma comparable mais assez différent. Avec Hadrien, il s'agissait de partir du réel pour imaginer la vie intérieure d'un personnage de roman historique. Ici, c'est le contraire : on part d'un personnage fictif pour l'ancrer dans son siècle. On suit donc Zénon de Bruges, bâtard d'une fille de banquier brugeois et d'un chevalier italien, attaché à penser rationnellement comme Montaigne et de Vinci avant lui, Bruno et Paracelse après lui, dans une période trouble marquée par la Réforme, la Contre-Réforme, la torture, la pudibonderie et l'obscurantisme. Fascinant personnage dès le début que ce Zénon qui, dans sa quête de savoir, n'hésite pas à aller taper dans le côté obscur de l'alchimie et de l'hermétisme. Après son départ de Bruges dans sa jeunesse et le début de ses voyages dont on ne nous rapporte que des échos, laissant un délicieux voile de mystère qui aurait très bien pu prendre 1200 pages de plus, le roman bascule avec la vieillesse de Zénon qui ne reconnaît plus sa vie, questionne et doute de ses choix, bref, vit un profond bouleversement métaphysique qui le mène à changer de chemin sur la voie de la sagesse et le mène à son destin.
Immense livre qui résonne très fort à 30 ans et à mon avis qui peut encore résonner d'autres manières à la relecture. Peut-être parce qu'il a été rédigé sur près de 50 ans, la première partie étant tirée d'une oeuvre de jeunesse de Yourcenar en 1924. Aussi parce que c'est un livre sur la maturité, le regard qui change, ce qu'on est tous amené à vivre. Peut-être enfin parce que je me suis fort identifié à Zénon qui ne manquera pas de m'accompagner sur les prochaines années comme Hadrien avant lui.
L'intrigue est forte, le travail d'historienne absolument monstrueux, le style parfait et les personnages riches et variés. On y est, on la voit cette Renaissance, bien plus boueuse que dans les tableaux du Caravage mais sans être uniquement sombre et violente.
Ne pas manquer de lire le carnet de notes de Yourcenar sur son oeuvre, qui apporte des éclairages exceptionnels sur sa manière de travailler avec ses personnages qu'elle porte en elle et matérialise à volonté.