L'Oie sauvage
7.6
L'Oie sauvage

livre de Mori Ōgai (1911)

Ayant lu à plusieurs reprises quelques lignes flatteuses et émouvantes sur ce roman, je m'étais mis à le chercher dans chaque librairie et chaque bibliothèque que je rencontrais. L'histoire, telle qu'elle était rapportée, me touchait déjà infiniment : un étudiant en médecine passe chaque jour devant une maison à la fois belle et triste, dont la jeune maîtresse - assise seule devant la fenêtre, ou entraperçue à l'entrée - partageait par son visage, ses yeux, sa manière étrange, quoique discrète et silencieuse, de poser sur le seuil de sa chambre ou de son salon, la triste beauté des lieux. Quelque chose d'énigmatique et de tendre me semblait caractériser cette femme, dont je dessinais quelques croquis dans ma tête, l'imaginant les yeux ailleurs, et la tête tournée inlassablement vers les arbres et le ciel. Au fur et à mesure des promenades, des échanges de regard, des rencontres par hasard dans la rue, les deux personnages en viennent à se reconnaître, à se dire bonjour, puis à s'attendre imperceptiblement, à se chercher, mais sans pouvoir briser le silence, la politesse et les obligations qui les éloignent l'un de l'autre.

La quatrième de couverture du livre, comme la plupart des notes que j'aie pu lire à son sujet dans des histoires de la littérature japonaise, l'annoncent d'entrée de jeu, aussi me permets-je de le dire également : les deux personnages n'arriveront pas vraiment, au final, à se rencontrer. Si je le dis, c'est parce qu'il me semble que la beauté de ces 144 pages provient justement de ce coup de force non mensonger, non surchargé de sens : de réussir à mettre par écrit, tout en conservant intacts notre intérêt et notre émotion, ce qui relève avant tout de l'anecdote réaliste, et même de l'anecdote parmi les anecdotes : quelque chose qui, sans l'effort entrepris par l'auteur pour relever toute la poésie et la beauté de cette histoire, ne serait restée, par la ténuité ou le caractère plus qu'infinitésimal du fait rapporté, qu'une poussière d'événement dans le monde.

Néanmoins, l'émotion de L'Oie sauvage ne provient pas seulement de la fragilité exceptionnelle, à première vue, de la matière du récit ; après tout, Mori Ogaï prend soin de raconter dans le détail et avec beaucoup d'attention toutes les circonstances qui conduiront un jour Okada et Otama à se frôler à deux reprises, sans que cette dernière puisse, pour des raisons que je ne dévoilerai pas cette fois-ci, adresser la parole au jeune homme. L'auteur rapporte dans un ultime et magnifique chapitre cette journée, et c'est de plus en plus ému qu'on tourne, avec une impatience mêlée de fébrilité, ces dernières pages, pour enfin comprendre, et chercher si dans quelques lignes, au détour de quelques mots, une légère consolation ne serait pas laissée au lecteur : un premier et dernier baiser, l'espoir de retrouvailles futures, un mot d'adieu émouvant, un peu de sens, malgré tout, à toute cette tristesse accumulée.

Non, et c'est cela qui m'a personnellement le plus impressionné, et comblé en moi les attentes les plus secrètes. On a beau tourner et retourner infiniment la dernière page, rien n'y fait : la fin est pour ainsi dire expédiée en quelques lignes, sans éclat de voix, sans solution, sans morale. Brusquement.
Sans être heureuse, aucune détresse, aucune larme ne s'écoule pour autant dans ce dénouement : seulement le constat que quelque chose a eu lieu, et qui n'est déjà plus rien ; que deux trajectoires se sont effleurées, et rien de plus.

Qu'on y pense un instant : un roman qui ne conduit à rien, ou presque ; qui ne recolle pas les morceaux épars de la réalité pour y trouver une résolution ; qui ne cherche pas, devant la déception des choses, à réécrire plus joliment ce qui a été vécu. Sans crier gare, c'est une tragédie invisible au monde qui est racontée, avec l'austérité d'un réalisme pourtant infiniment touchant et émouvant. En cela, L'Oie sauvage est un livre assez inoubliable.

Néanmoins, j'avoue avoir encore du mal à démêler tous les aspects de ce roman fort et magnifique, mais aussi, il faut le dire, imparfait. Par exemple, certains passages sur les femmes me semblent avoir très mal vieilli, et gênent un peu à la lecture. Et dans d'autres pages, la douceur du regard du narrateur se fait, à mon sens, moins poétique, et l'écriture moins charnelle mais plus froide et psychologique, rapprochant le texte d'une forme d'enquête plutôt que d'une réminiscence. Un "roman psychologique", lit-on dans les manuels d'histoire littéraire, et c'est parfois un peu dommage. La dernière page par exemple, si elle est d'une intensité remarquable, voire violente, notamment par le peu d'espace accordé à l'avenir des deux personnages, manque peut-être, justement, d'un peu de poésie ou d'évocations.

Cela étant, après l'avoir emprunté dans une bibliothèque, je l'apportais avec moi pour le lire dès que possible, et je pensais à chaque instant à cette histoire, qui touche évidemment en nous, mais avec une force assez rare, le thème de l'amour manqué, et de la place du hasard et des circonstances dans nos vies. C'est pourquoi, très certainement, il est très facile de s'y reconnaître et d'être emporté par sa lecture.
Par la suite, ayant aperçu par chance un exemplaire dans une vieille librairie, perdu sur une étagère beaucoup trop en hauteur, je me suis décidé à l'acheter. Je m'excuse de terminer cette critique par une anecdote aussi personnelle et de peu d'importance, mais elle voudrait dire à mes yeux quelque chose d'essentiel sur ce livre, et qui m'est encore difficile à exprimer très nettement : comme si ce roman témoignait d'un fait qu'aucune sociologie, aucune histoire, aucune anthropologie, parce qu'attentives avant tout aux choses grandes et bruyantes, ne rapporteront jamais, et qui risque d'être condamné à l'oubli ; un fait si minuscule, si petit, si fragile, qu'il faut pour ainsi dire prendre soin de ces 144 pages, les conserver, pour ne pas qu'il s'efface à tout jamais.
Prendre soin du souvenir de la peine toute discrète et étouffée d'Otama, en particulier...
Nody
9
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le 4 juil. 2011

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Nody

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