Les Bas-Fonds de Londres sur le mode du roman-feuilleton
Les oeuvres trop célèbres ont tendance à décourager. "L'Opéra de Quat'sous", sous l'écriture de Brecht, est de celles-là. En plus, quand elles ont été honteusement surexploitées idéologiquement par la mouvance communiste internationale, à des fins de justifier les entreprises totalitaires du prolétariat-sauveur de l'humanité, on se dit qu'on va trouver là-dedans surabondance d'une étouffante dialectique marxisto-stalinienne.
Eh bien, pas du tout. L'écrit de Brecht est passionnant, très bien écrit, équilibré, accessible, à des milliers de lieues de ses premiers essais théâtraux, qui empestaient l'hermétisme prétentieux du poète qui écrit avant tout pour les poètes, et se fichant pas mal d'être clair et cohérent.
C'est un pièce sur de mauvais garçons et des filles perdues, une sorte de feuilleton sur une Cour des Miracles londonienne, avec des personnalités bien typées, voire outrancières (expressionnisme oblige !) telles que Paul Féval , Eugène Sue ou Marcel Allain en ont configuré les règles. C'est l'histoire d'un sale type, Macheath, dit Mackie-le-Surineur, qui collectionne les meurtres, les vols et les viols, et qui épouse une pauvre fille qui l'aime vraiment, Polly. Sauf que le mariage est un simulacre, que Mackie a déjà une "légitime", Lucy, et qu'il va très régulièrement vider ses glandes dans un bordel dont il est un grand habitué.
Comme dans "Tambours dans la Nuit", ou dans "La Vie d'Edouard II d'Angleterre", l'action des personnages principaux est adossée à un événement important qui se joue en arrière-plan, les fêtes du couronnement de Sa Majesté. La foule, supposée assister en masse à ce couronnement, viendra soutenir Mackie en danger d'être pendu.
Idéologiquement, bien sûr, la pièce peint les pauvres, les exclus, les laissés-pour-compte d'un capitalisme impitoyable, et l'on retrouve là l'atmosphère de "Dans la Jungle des Villes". Pas pour rien que l'une des très nombreuses parties chantées de la pièce (c'est bien un opéra, qui offre 21 morceaux musicaux, mais l'essentiel du texte consiste en dialogues parlés et non chantés) a pour refrain "Il n'est trésor que de vivre à son aise". "Le Chant des Canons" dénonce le militarisme, un peu comme dans "Homme pour Homme".
L'intelligence de Brecht, ici, est de se détourner du manichéisme attendu : dans cette dernière hypothèse, les bons seraient les mendiants, les délinquants, les victimes d'un capitalisme cynique et sauvage, et les méchants seraient les capitalistes, les fondateurs de banques; or, ce n'est pas le cas. Mackie est un vrai méchant, qui mérite vraiment d'être pendu, et pas question d'en faire une sorte de Robin des Bois populaire, sinon par ironie.
Sur ce fond général de roman noir - début de XXe siècle, Brecht insère un humour qui rend la pièce allègre de bout en bout, comme dans "Homme pour homme". Ainsi, Mr Peachum (le père de Polly) fait profession de fournir aux mendiants du matériel et des oripeaux qui leur permettent d'émouvoir la pitié des riches passants, leur donnant mauvaise conscience de se défiler sans faire l'aumône. Capitaliste à l'envers, Peachum est un coach de mendicité qui prélève sa part des revenus ainsi acquis par les mendiants, et, grand connaisseur de l'âme humaine, il exploite cette mauvaise conscience des riches tout comme les riches exploitent leurs employés. Encore une fois, pas de manichéisme : à croire que l'exploitation de l'Autre est incrustée dans le coeur des individus, du plus haut jusqu'au plus bas de la société. Assez drôle également, le mariage de Mackie et de Polly avec du mobilier et de la nourriture qui viennent juste d'être "empruntés" par les hommes de Mackie...
Mackie, entre Jack l'Eventreur, Fantômas, Don Juan et Villon, sait faire preuve d'un raffinement dans ses manières qui lui donne un certain panache (et auquel les femmes sont sensibles), tout en retombant sur-le-champ dans l'immoralité la plus abjecte. Ceci dit, si l'on regarde bien le schéma général de la pièce, on ne sort guère du thème hyper-exploité de l'amour et du mariage : ici, les mésaventures de Mackie viennent de ce qu'il en a un peu trop fait en faisant semblant d'épouser Polly, dont le Papa veut alors la peau de Mackie...
Assez sympa, presque touchante, est l'amitié réelle qui unit Mackie et Brown, le chef de la police de ce quartier de Londres. Brown sauve la mise à Mackie chaque fois qu'il le peut, jusqu'au moment où cela devient plus difficile. Le pasteur Kimball est, lui aussi, un allié des voyous de Mackie, dans une moindre mesure. La mafia des truands soutenue par un flic ripou et un clerc complaisant...
Le finale introduit une distanciation (brechtienne) assez brutale par rapport aux sentiments que le spectateur a pu sentir monter en lui tout au long de la pièce. Cette remise à plat de l'humeur tend à montrer que le monde n'est pas tout blanc ou tout noir, et qu'on peut s'entendre avec un peu de bonne volonté...
Les morceaux chantés, dont le texte est de Brecht, sont particulièrement plaisants, et fort élaborés. Brecht-le-poète s'en donne à coeur joie, composant dans diverses formes poétiques (complainte, ballade, chanson légère, chanson de pirate...). Vers la fin, une excellente reprise adaptée de "La Ballade des Pendus", de François Villon, montre à qui pensait Brecht en élaborant le personnage de Mackie. Ajoutons que la traduction de Jean-Claude Hémery, qui rend aussi souvent que possible le texte de Brecht en rimes françaises, sait rendre à la fois l'esprit et la lettre de chaque poème.
On appréciera, en appendice, les versions actualisées de certaines chansons, rédigées après la défaite allemande de 1945, et qui, tout en critiquant le nazisme, conservent une certaine retenue.
Laissez-vous porter par le dynamisme de cette mystification calculée, non dépourvue de truculence ! "L'Opéra de Quat' Sous" a beau disparaître sous le monceau d'éloges qui lui sont affectés, ne vous laissez pas impressionner : Brecht vaut bien mieux que certains de ses minables imitateurs dont j'ai eu le désagrément de voir les prestations théâtrales...