Mais pourquoi ai-je donc attendu si longtemps avant de me plonger dans ce bouquin, moi? Je n'avais guère d'excuses, ayant vu le très bon film de Kubrick et connaissant la réputation de Burgess en faiseur de langue (il a bossé sur les "dialogues" de "La guerre du feu", par exemple). Mais bon, ça-y-est, je me suis embarqué avec les "droogs" de Alex sur les routes anglaises, à la recherche de gens à massacrer, de victimes à violer, de maisons à saccager, tous les ingrédients d'une bonne soirée, donc. "Orange mécanique" est violent, antipathique, prophétique, hilarant et superbement écrit. On ne peut qu'applaudir.


La première chose qui frappe est évidemment le langage. Un vocabulaire insensé créé pour l'occasion, forgé en partie sur des mots russes, mais pas que, et qui véhicule toute la violence et l'isolement de ces jeunes anglais de demain (ou après demain, c'est une dystopie peu réjouissante, en tous cas), plus membres de tribu que citoyens britanniques. Alex, 14 ans et fasciné par le sang qui coule, (le sang c'est krovvy , dans son dialecte) parle ce langage avec une maîtrise consommée, même s'il est tout à fait capable d'imiter celui des bourgeois qu'il attaque et qui l'attaquent en retour. On se prend à lire tout cela sans marquer la moindre rupture, tant ca coule de source, et si on a un souci, Burgess a mis un lexique en fin d'ouvrage (je n'ai pas eu besoin de m'y référer mais il est amusant à lire, une fois le livre terminé). L'idée d'une langue propre aux jeunes ou aux criminels n'est pas une nouveauté, mais cela donne un poids considérable à la rupture qui s'est faite entre ces générations fictives qui s'affrontent. L'Angleterre de Mr Burgess est un pays glacial , travaillant une faille béante entre les adultes et les jeunes, les honnêtes gens ( on rencontre les parents de Alex, apeurés par leur progéniture) et les délinquants, entre les gueux et les "élites".


Le futur est sombre et la corruption partout. Le gouvernement pourchasse les gueux comme Alex, au nom de l'ordre et de la décence, et semble vouloir les réhabiliter , mais emploie en fin de compte ces mêmes brutes dans sa propre police. Orange mécanique n'est pas optimiste. Ce n'est pas Orwell encore, mais ça en prend le chemin et les policiers seront au final les mêmes droogs que nous rencontrons au début, et peut-être pire.


Car le propos du livre est le totalitarisme d'Etat plus que la violence des individus. Alex est le sujet d'une expérience visant à le rendre "bon" en le privant de son libre arbitre (il est dressé tel un chien de Pavlov à être malade devant la violence, incapable de la juger autrement que par un réflexe physique). Burgess s'inquiète ici des manipulations qu'un pouvoir malsain pourrait tenter sur ses citoyens pour les rendre dociles. Le résultat serait de rendre la prison obsolète en emprisonnant chaque citoyen dans son propre corps conditionné. Ca fait froid dans le dos, ce petit procédé. D'autant qu'on se rend vite compte que les ministres sont du même bois dont on fait les criminels comme Alex et qu'ils se comprennent très bien en fait.
La fin du livre , avec sa fausse justice, est ironique et naturellement assez désespérante. Il n'y a pas de "gentils" dans Orange mécanique et tout le monde semble y toucher le fond... :-)


Une excellente lecture, courte et intense, qui nous pousserait doucement à prendre le parti du jeune psychopathe contre la perversité de l'Etat qui veut le formater. Un livre complexe, intelligent et superbement écrit. Ne le ratez pas, guys et guyzettes.

nostromo
9
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Arrêtez tout et lisez-moi ce truc... :-) et Mes étagères se remplissent , Ikea est content...

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le 18 oct. 2017

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nostromo

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