L’Outsider, de Stephen King ou la malédiction du double

Cette lecture m’a permis de retrouver l’univers de Stephen King que je ne me lasse pas de visiter depuis mon adolescence. Mes romans préférés ? Je pense tout de suite à Dead zone, Le Fléau, Simetierre et Carrie pour les plus anciens, puis à Dreamcatcher et 22/11/63 dans ce millénaire. Bien entendu, je n’oublie pas Ecritures : mémoires d’un métier, à la fois autobiographie émouvante et essai dans lequel le King nous confie les secrets de sa cuisine littéraire. Un bouquin que je conseille vivement à tous ceux qui se lancent dans l’écriture et qu’il m’arrive encore de consulter avant de m’atteler à un nouveau roman. Voilà pourquoi je suis heureux aujourd’hui de vous proposer une chronique sur une de ses dernières créations, car c’est l’occasion pour moi de le remercier de sa bienveillance et surtout de nous avoir entraînés à sa suite dans un si grand nombre de voyages oniriques.


Qu’en est-il de celui qu’il a imaginé dans L’Outsider ? À ce sujet, j’ai un peu honte de l’avouer, mais j’ai d’abord découvert cette histoire à travers la série de HBO que j’ai particulièrement appréciée l’année dernière en plein confinement. Comme je connaissais donc déjà la chute, j’ai un peu rechigné avant de me lancer dans la lecture du roman, d’autant plus que ma PAL atteint des altitudes indécentes, puis j’ai finalement succombé à la curiosité, à la fois convaincu par les articles consacrés à cette œuvre et également pour retrouver un univers parfaitement mis en scène à l’écran. Une fois la ligne d’arrivée franchie, je vous assure que ça valait la peine : j’ai pris un immense plaisir à me replonger dans ce récit alors que j’en connaissais pourtant le scénario. Car même si ce dernier est lumineux, comme souvent avec le King, l’essentiel est ailleurs, certainement dans la création d’une de ces ambiances si particulières et addictives dont il détient le secret. Et puis ça m’a permis de repérer quelques différences entre les deux versions, toutes anecdotiques à part peut-être l’insertion plutôt réussie dans la série d’une péripétie précédant le dénouement.


Ce préalable établi, je me dois de parler en premier de l’accroche géniale, l’arrestation de Terry Maitland, professeur d’anglais et entraîneur de Baseball, au beau milieu d’un match devant sa famille et un public composé de plus d’un millier de ses concitoyens. L’équipe de policiers est conduite par l’inspecteur Ralph Anderson qui n’éprouve aucun regret à infliger cette humiliation à l’ancien coach de son fils et pour cause : il est soupçonné du meurtre horrible d’un garçon de onze ans dont le corps vient d’être retrouvé affreusement mutilé. Le policier est sûr de lui, car de multiples preuves et témoignages convergent vers cet homme qu’il convient donc d’appréhender au plus vite pour éviter une récidive. Cela dit, ses certitudes vont rapidement être ébranlées par l’attitude de Maitland qui nie en bloc avant de fournir un alibi en béton, sa présence confirmée à plus de cent kilomètres du lieu du crime au moment de sa commission. Voilà donc le grain de sable qui va gripper la machine répressive et il est de taille : comment un individu peut-il se trouver à deux endroits différents en même temps ? C’est bien sûr impossible, sauf dans l’univers du King…


En suivant, notre auteur explore son sujet avec sérieux. Comme dans un roman policier classique, l’enquête se développe en respectant les codes du genre, l’interrogatoire du suspect, son incarcération préventive, l’intervention de son avocat, l’audition des témoins et de sa famille, l’analyse scientifique des indices, les traces papillaires comme l’ADN. Très vite, elle permet d’aborder une question plus centrale, à savoir comment un paradoxe peut impacter la santé mentale des personnages. Les malheureux basculent entre stupéfaction et dénégation. Ils sont également confrontés à la tentation très humaine de tordre les faits pour les rendre compatibles avec une thèse acceptable. Les deux camps s’affrontent, d’un côté les policiers persuadés de la culpabilité de l’accusé et, de l’autre, ce dernier qui résiste avec l’aide de son avocat et ses proches. Ce conflit est parfaitement mis en scène et il suscite l’intérêt croissant du lecteur qui éprouve des difficultés à le trancher et surtout à lâcher ce roman avant de connaître la vérité. Nous nous retrouvons donc dans le même esprit que les personnages, nous intime conviction se balançant au gré des découvertes et des points de vue. Je n’ai pas peur d’affirmer qu’il s’agit certainement d’un de ses meilleurs scénarios.


Un autre atout du livre : la capacité de Stephen King, déjà démontrée à de multiples reprises, à donner vie à une communauté, ici la ville de Flint City dans l’Oklahoma, son stade, ses matchs de baseball, ses restaurants, ses quartiers résidentiels, son poste de police, sa prison et son tribunal. Plus on avance dans le récit, plus on aime retrouver cet environnement qui va devenir très familier. Bientôt, on a l’impression d’y habiter et de faire partie de ce petit peuple composé de tous ces gens ordinaires dont il sait si bien parler, un peu à l’image de Bruce Springsteen dans ses chansons. C’est une des forces du King, la justesse de sa narration d’un quotidien auquel nous pouvons nous reconnaître, dans lequel nous nous sentons à l’aise, pour mieux nous traumatiser quand l’inexpliqué surgit pour le tailler en pièces. Et bien entendu, il ne va pas s’en priver…


J’ai également beaucoup apprécié la plupart des personnages croisés en chemin. D’abord le suspect, Terry Maitland, sa femme et ses deux filles. Ceux qui me connaissent comprendront pourquoi ici l’identification a joué à plein avec moi… L’avalanche de malheurs qui s’abat sur eux m’a bouleversé. Et pour cause, ça doit vraiment être horrible de se voir accuser à tort d’un crime odieux ! À ce sujet, Stephen King illustre à la perfection l’emballement de la machine judiciaire, sa capacité à broyer des vies et combien il est compliqué de la faire dévier de sa trajectoire une fois qu’elle est lancée, même pour ceux qui sont aux commandes et en premier lieu l’inspecteur Ralph Anderson, un personnage auquel je me suis aussi beaucoup attaché. Chez lui, j’aime particulièrement son sérieux, son professionnalisme et surtout son sens moral quand tout le pousse à pervertir les preuves à son avantage. Mais non, l’enquêteur préfère rester droit dans ses bottes et assumer ses erreurs. Sa relation avec sa femme nourrit quelques passages du livre et la description de leur quotidien est touchante. Howard Gold, l’avocat de l’accusé me semble également très crédible et il convainc à la fois par son ouverture d’esprit, son intelligence et l’énergie qu’il déploie pour défendre ses clients. Dans la foulée, je pourrais parler de son détective Alec Pelley, de Yunel Sablo, le collègue de Ralph Anderson appartenant à la police d’État et pourquoi pas du procureur Samuels, malgré son attitude un peu détestable de premier de la classe. Aucun d’eux ne me paraît caricatural et je suis impressionné par la capacité de Stephen King à réussir à caractériser une somme aussi considérable de figures. Enfin, dans cette liste, je garde la meilleure pour la fin, la détective privée Holly Gibney (qui apparaît déjà dans des publications antérieures) et qui surgit au milieu du récit avec la majesté d’un bouquet final. Elle nous séduit à la fois par son étrangeté, sa fragilité compensée par une détermination exceptionnelle et surtout sa lucidité qui flirte avec l’extra.


En conclusion, je vous recommande vivement la lecture de L’Outsider. Je suis persuadé que ce livre enthousiasmera à la fois les adeptes de Stephen King comme ceux qui n’ont jamais visité son univers, les fans de thrillers et de fantastiques comme les inconditionnels de romans noirs et de littérature policière. Stephen King les mettra tous d’accord en se moquant des frontières, en cassant les codes qui séparent les genres. Connaissant parfaitement les difficultés de ce type d’approche, je ne l’en respecte que plus. Et quand je désespère de l’humanité en regardant les actualités, sa voix parvient toujours à me réconforter et c’est bien là le plus précieux des cadeaux qu’il peut nous offrir. Ils ne sont pas si nombreux à posséder ce don… Alors, encore une fois un grand merci, Monsieur King !


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StéphaneFurlan
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le 16 juin 2021

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