Ce livre est rarement cité parmi les œuvres majeures de Clouscard, il est pourtant essentiel pour comprendre, en profondeur, les logiques économiques à l’œuvre en France depuis la Libération. A travers l’étude du capitalisme monopolistique d’Etat (CME) dont les trois axes sont l’oppression économique, le libéralisme politique et la permissivité des mœurs, l’auteur remet dans leur contexte les grandes dynamiques qui ont marqué la seconde partie du XXème siècle : les conséquences du Plan Marshall (comme projet américain de conditionnement des pays bénéficiaires), l’exode rural (entrainant la désertification des campagnes et la spéculation immobilière), l’explosion de l’industrie des loisirs et de la production en série, la paupérisation des travailleurs issus des modes de production antérieurs, la vente à crédit, le triomphe de la valeur ajoutée sur la valeur d’usage, l’alliance de la plus-value et du travail non productif, les mutations de la classe moyenne, la déqualification des petits entrepreneurs, le chômage de masse, la crise de la demande… L’homme est toujours exploité comme producteur mais il est désormais ménagé (ou managé) comme consommateur.
Démystifiant les Trente glorieuses, l’auteur fait successivement le procès du gaullisme, de la social-démocratie et du libéralisme, ainsi que de l’appareil techno-bureaucratique qui les a rendu possibles. De Gaulle, l’homme du CME par excellence, a sorti la France du capitalisme concurrentiel libéral, il a pris en charge le « sérieux » de cette révolution mais a dû être écarté au profit d’autres agents, chargés, eux, de mettre en place la phase du « frivole » : Mai 68, l’expansion du marché du désir et des « biens d’investissement libidinal », le dépassement par la nouvelle bourgeoisie d’une économie vertueuse de l’épargne au profit d’une économie somptuaire. « Le genre de vie du nouveau bourgeois témoigne de l’ignorance et du refus de la nécessité. Double nécessité : nécessité économico-biologique du prolétariat, nécessité de l’accumulation de la bourgeoisie traditionnelle. »
Clouscard convainc un peu moins dans la conclusion du livre : le CME a-t-il vraiment été, comme il le prophétisait, l’antichambre du socialisme ? Si les solutions qu’il propose sont intéressantes – un projet autogestionnaire réaliste passant par une phase de nationalisations – on serait tenté d’interroger les deux croyances auxquelles il sacrifie : le productivisme comme horizon indépassable et le sens de l’histoire hégélo-marxiste.