La Carte postale
7.9
La Carte postale

livre de Anne Berest (2021)

JUIF ! Sans l’être, tout en l’étant…

« – Grand-mère, est-ce que tu es juive ? – Oui je suis juive. – Et grand-père aussi ? – Ah non, il n’est pas juif, lui. – Ah. Et maman, elle est juive ? – Oui. – Donc moi aussi ? – Oui, toi aussi. – C’est bien ce que je pensais. – Mais pourquoi tu fais cette tête, ma chérie ? – Cela m’embête beaucoup ce que tu dis. – Mais pourquoi ? – Parce qu’on n’aime pas trop les juifs à l’école. »
Quelle étrange religion génétiquement transmissible par la mère, qui fait de tout un peuple le bouc émissaire de l’humanité, depuis des millénaires…
La grand-mère c’est Lélia Picabia-Berest, linguiste, professeur émérite, petite-fille d’Ephraïm et Emma Rabinovitch et de Francis Picabia artiste peintre et Gabriële Buffet-Picabia. Le grand-père c’est Pierre Berest, ingénieur général des mines, diplômé de l’École Polytechnique et de l’École des Mines de Paris. La maman c’est Anne Berest, née en 1979 à Paris, romancière, actrice et scénariste française, auteure du présent ouvrage. La petite fille inquiète c’est Clara, 6 ans (2019), fille d’Anne.


C’est par ce petit dialogue entre Lélia et sa petite-fille que commence la deuxième partie du livre « La Carte postale », et que Lélia s’empresse de rapporter à sa fille Anne : « Parce qu’on n’aime pas trop les juifs à l’école. » Phrase terrible dans la bouche d’une enfant de six ans, soixante-quinze ans après la Shoah, et qui provoque un questionnement impératif chez Anne : "Qui a écrit la carte postale anonyme reçue par Lélia seize ans plus tôt et ne portant que les prénoms de ses ancêtres Ephraïm, Emma, Noémie et Jacques (Rabinovitch), morts en déportation à Auschwitz ? Et pourquoi ?"


Et moi, pourquoi ai-je voulu lire ce livre ? Peut-être parce que la nature ne m’a doté d’aucun gène religieux mais que je voudrais bien comprendre pourquoi déjà, on pourchassait les juifs, plusieurs siècles avant qu’on puisse les accuser d’avoir tué un prophète, et pourquoi deux mille ans plus tard la haine persiste, toujours aussi laide et aveugle ?


La première partie du livre est l’histoire de la famille Rabinovitch reconstituée par Lélia, racontée à sa fille Anne.
L’histoire débute dans la datcha de Nachman et Esther Rabinovitch à 50 kilomètres de Moscou, en 1919, où sont réunis leurs enfants, Boris, Ephraïm, Emmanuel et Bella. Nachman leur annonce son prochain départ de Russie pour la Palestine et il leur conseil d’en faire autant. Il le sent. C’est revenu dans ses cauchemars comme ses souvenirs de jeunesse « quand on le cachait derrière la maison, avec les autres enfants, certaines nuits de Noël, parce que des hommes avinés venaient punir le peuple qui avait tué le Christ. »
Bella accompagnera ses parents en Jordanie, Emmanuel ira à Paris, Boris à Prague. Après la naissance de leur premier enfant, Myriam, Ephraïm et Emma partiront pour Riga, en Lettonie en 1919 où naîtra Noémie en 1923 puis ils partiront pour la Palestine où naîtra Itzhaak (Jacques) en 1925, ils quittent la Palestine en 1929 pour la France et Paris. En 1938 Ephraïm achète une maison de campagne dans l’Eure, près d’Évreux. Ils s’y trouvent tous réunis à la déclaration de guerre en 1939 et ne rentrent pas à Paris. En 1941 Myriam épouse Vicente Picabia et quitte la Normandie pour Paris. En 1942 Noémie et Jacques puis Ephraïm et Emma sont déportés à Auschwitz. Personne n’en reviendra.
Myriam et Vicente auront une fille, Lélia.


Une religion « sparadrap » :
Le chapitre 4 de la deuxième partie est révélateur : « Je suis juive mais je ne connais rien de cette culture. » Après la guerre, pour Myriam, la grande sœur de Noémie et Jacques – et mère de Lélia – Dieu était mort dans les camps de la mort.
Elle n’était plus jamais entrée dans une synagogue. « [Elle] s’est rapprochée du Parti communiste, poursuivant ainsi l’idéal révolutionnaire de ses parents du temps où ils vivaient en Russie. » À son tour, Lélia n’a pas élevé Anne et ses sœurs dans le judaïsme « Je ne faisais pas shabbat le vendredi soir. Ni Pessah. Ni Kippour. Les grands moments de rassemblements familiaux, c’était la fête de l’Huma pour les concerts, c’était Barbara Hendricks chantant Le temps des cerises sur la place de la Bastille. »
« Nous étions tous une grande famille, qu’importe notre couleur de peau, notre pays d’origine, nous étions tous reliés les uns aux autres par notre humanité. Mais au milieu de ce discours de Lumières qu’on m’enseignait, il y avait ce mot qui revenait comme un astre noir, comme une constellation bizarre, qui revêtait un halo de mystère. Juif.
Et des idées s’affrontaient dans ma tête. Pile, la lutte contre toute forme d’héritage patrimonial. Face, la révélation d’un héritage judaïque transmis par la mère. Pile, l’égalité des citoyens devant la loi. Face, le sentiment d’appartenance à un peuple élu. Pile, le refus de toute forme d’« inné ». Face, une affiliation désignée au moment de la naissance. Pile, nous étions des êtres universels, citoyens du monde. Face, nous tirions nos origines d’un monde aussi particulier que fermé sur lui-même. Comment s’y retrouver ? »
Et pourtant, athée depuis trois génération, Anne se retrouve un soir, autour d’une table pour fêter Pessah, invitée par un ami qui la croit pratiquante, où elle ne fait que mimer les gestes des autres convives, mais rapidement, prise par la ferveur… « Le temps était comme aboli, j’ai ressenti un émerveillement, la chaleur d’une joie profonde qui venait de loin. La cérémonie me transportait dans un temps ancien, j’eus la sensation de sentir des mains se glisser dans les miennes. Les doigts de Nachman, râpés comme les racines d’un vieux chêne. Son visage s’est penché vers moi au-dessus des bougies pour me dire : – Nous sommes tous les perles d’un même collier. »
Un héritage lourd à porter… qui colle à la peau !


Mais il semblerait bien que tous les juifs n’aient pas les mêmes droits ! Quand bien même auraient-ils des histoires proches.
Nous avons, ici, le destin d’Ephraïm Rabinovitch, arrière-grand-père de la narratrice, qui quitte la Russie pour la Lituanie en 1919 et finira par arriver en France dix ans plus tard avec la suite que l’on sait.
Nous avons, là, « Les enfants de Cadillac », Chaïm Mendel Noudelmann, grand-père du narrateur, qui arrive en France en 1911, fuyant les persécutions contre les Juifs en Lituanie. Il est venu se faire "gazer" dans les tranchées de la Grande Guerre et finir ses jours dans l’hôpital psychiatrique de Cadillac, en Gironde. Son fils, Albert, le père du narrateur, est fait prisonnier en 1940 et dénoncé comme Juif. Lors de la libération des camps, il met plusieurs semaines à rejoindre la France à pied depuis la Pologne. Il risque plusieurs fois d’être exécuté par des soldats nazis en déroute ou des militaires russes. L’histoire n’est pas drôle non plus.
Mais néanmoins, les deux récits ont droit de cité.
Alors, pour quelle raison Camille Laurens a publié une violente chronique dans Le Monde des livres daté du 16 septembre 2021 sur « La Carte postale » ?
https://www.lemonde.fr/livres/article/2021/09/16/la-carte-postale-d-anne-berest-le-feuilleton-litteraire-de-camille-laurens_6094895_3260.html
Lequel figure dans la première sélection du Goncourt, si ce n’est parce que « Les enfants de Cadillac » de François Noudelmann y figure également. Or, France Inter a révélé le 21 septembre que Camille Laurens, jurée du Goncourt, était la compagne de François Noudelmann.
https://www.francetvinfo.fr/culture/livres/la-rentree-litteraire/prix-goncourt-camille-laurens-membre-du-jury-soupconnee-de-conflit-d-interets-l-academie-dement_4778947.html
Au point que le prix Femina écarte les deux romans de sa sélection.
https://www.francetvinfo.fr/culture/livres/la-rentree-litteraire/le-prix-femina-ecarte-les-deux-romans-au-coeur-d-une-polemique-concernant-le-prix-goncourt_4788915.html
Magouilles et consorts…


Pour revenir à « La Carte postale », personnellement, si j’en sais un peu plus sur la judéité, je reste avec ma question du départ. Pourquoi sont-ils perpétuellement pourchassés ?
Dans sa quête, Anne a peut-être trouvé la réponse à son énigme, mais elle a surtout découvert… « que je suis une enfant de survivant. C’est-à-dire, quelqu’un qui ne connaît pas les gestes du "Seder" mais dont la famille est morte dans les chambres à gaz. Quelqu’un qui […] cherche sa place parmi les vivants. Quelqu’un dont le corps est la tombe de ceux qui n’ont pu trouver leur sépulture… »


Si on excepte l’internement à Pithiviers de Noémie et Jacques, malheureusement réaliste, le livre se lit comme un roman très attachant et addictif, voire hilarant comme la présentation de Lorenzo (alias « Vicente ») Picabia, pur fruit du dadaïsme.
En outre, étant né en 1940 à Paris, et bien que n’ayant subi aucune persécution, j’ai le sentiment que certains passages font parties de mes souvenirs. Troublant...

Philou33
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le 13 oct. 2021

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