Jadis, en des temps reculés, on pouvait entendre les chanteurs conter la geste de Roland à Roncevaux devant l'assemblée des guerriers, sous les voûtes d'un austère château fort.
Carles li reis, nostre emperere magnes,
Set anz tus pleins ad estét en Espaigne :
Tresqu'en la mer cunquist la terre altaigne.
N'i ad castel ki devant lui remaigne ;
Mur ne citét n'i est remés a fraindre
Fors Sarraguce, k'est en une muntaigne.
Charlemagne, le père de la France, le roi des chevaliers à l'âge d'or de la chevalerie. Voilà le thème de la chanson : la prouesse d'autrefois. Le souvenir amplifié, exalté, d'un combat qui a eu lieu trois siècles auparavant : une chronique arabe parle bien d'un raid lancé par des Sarrasins, aidés par des Basques pour s'orienter dans la montagne cruelle, contre l'arrière-garde de l'empereur Charles afin de libérer des prisonniers.
On on a tous en tête l'image de Roland agonisant à Roncevaux, soufflant dans son cor pour avertir son suzerain de l'attaque des Sarrasins... Ou à tout le moins, on a celle de Boromir à Amon Hen contre les Uruk Hai. Mais il y a un certain plaisir, voire une certaine émotion, à le lire dans le vieux français de la fin du XIe siècle. On considère la Chanson de Roland comme le premier grand texte littéraire écrit en français. C'est un français rêche, rugueux, encore peu sophistiqué mais d'une efficacité redoutable. En quelques vers, le décor est posé :
Halt sunt li pui e li val tenebrus
Les roches bises, les destreiz merveillus.
Tel est le style de la Chanson. Plutôt que de longues descriptions, des touches nerveuses et efficaces, qui frappent l'imaginaire. Tout de suite s'impose l'image, dans un éclair, de montagnes vénérables, des défilés rocailleux, drapés du voile rude, cruel mais sublime de la nature sauvage. C'est toujours par touches nerveuses que progresse le récit, répétant dans un rythme régulier les tournures de phrases typiques, stéréotypées, donnant au texte cette retenue et cette solennité sublimes caractéristique du genre épique.
Li quens Rollant parmi le champ chevalchet,
Tient Durendal, ki ben trenchet e taillet ;
Des Sarrazins lur fait mult grant damage.
Ki lui veïst l'un geter mort sur l'altre,
Li sanc tuz clers glacer par cele place !
Dans la bataille, les enjeux deviennent simples, l'horizon de la vie humaine ne se résume plus qu'à l'essentiel, qu'aux sentiments les plus nobles et les plus immédiats : vaillance, honneur, bravoure, prouesse, camaraderie, sacrifice et douleur pour les amis disparus.
Li quens Rollant revient de pasmeisuns,
Sur piez se drecet, mais il ad grant dulur.
Guardet aval e si guardet amunt :
Sur l'erbe verte, ultre ses compaignuns,
La veit gesir la nobilie barun,
C'est l'arcevesque, que Deus mist en sun num.
Le récit du combat a quelque chose de profondément émouvant, qui prend à la gorge. Dans une tourmente d'émotions, le poète parvient à saisir en peu de mots des instants de grâce, des images sublimes de pure beauté, introduisant des touches de merveilleux dans cet univers par trop rêche, rugueux, réel.
Ensum un tertre, desuz dous arbres bels,
Quatre perruns i ad de marbre faiz ;
Sur l'erbe verte si est cäeit envers,
La s'est pasmét, kar la mort li est prés.
En ces temps jadis, les dieux n'étaient jamais très loin des hommes. Tout le cortège divin vient emporter aux cieux l'âme du comte défunt.
Sun destre guant a Deu en puroffrit ;
Seint Gabrïel de sa main li ad pris.
Desur sun braz teneit le chef enclin,
Juntes ses mains est alét a sa fin.
Deus li tramist sun angle Cherubin
E seint Michel de la Mer del Peril,
Ensembl'od els seint Gabrïel i vint ;
L'anme del cunte portent en pareïs.
Ainsi périt Roland, chevalier de Charlemagne. Ses dernières inquiétudes étaient de ne plus revoir sa patrie, sa dulce France, ou d'attenter à l'honneur de la France : c'est pourquoi il veut détruire Durendal, sans y parvenir.
'Pur ceste espee ai dulor e pesance :
Mielz voeill murir qu'entre paiens remaigne :
Damnedeus perre, n'en laiser hunir France !'
La Chanson de Roland est une épopée nationale. À le lecture de la Chanson de Roland, on ressent ce sentiment troublant d'hériter d'une histoire très ancienne, plus ancienne qu'on aurait tendance à le croire...
Ce n'est pas un texte aussi intelligent que l'Iliade, il y a quelques longueurs assez superflues au début et à la fin, mais l'ensemble du texte est magnifique, surtout dans sa langue d'origine qui nous est restée très accessible. Il ne me semble pas que le registre épique soit très courant dans la littérature française, très attachée aux problématiques sociales, mais force est de constater que notre langue s'y prête admirablement bien.