Il y a des ouvrages que l'on repousse, sans cesse... toute sa vie peut-être ? cette fois c'est la bonne ! Non repoussons. Ho pas par désintérêt, par mépris, encore moins par peur. C'est tout l'inverse : par pur fantasme. On se dit qu'on pourrait, qu'on devrait aimer, que ça sera une découverte merveilleuse, toute une terra incognita à explorer et qui ne fera que résonner et lancer milles échos colorés avec tout le reste.
Que c'est bon, excitant, et rassurant dirais-je de l'avoir là tout le temps dans un coin de bibliothèque, sous la main. Une idée que l'on caresse longtemps.
Souvent on connaît déjà à peu près, de biais, par les ouï-dires, par les inspirations et influences des uns et des autres, par petits lambeaux de citations qui ne font qu'attiser notre désir. Giono ? Stendhalien devant l'éternel ? parfait ! Par leur prisme ils viennent d'ores et déjà teinter la saveur qu'ils auront. C'est à double-tranchant.
Autant laisser tranquille la boîte de Schrödinger, ses chats, ses marteaux et ses vils poisons, mieux vaut ne pas l'ouvrir et découvrir le chat mort. Boite de Schrödinger en deviendrait boite de Pandore. Et on en a des caisses...
"Par leur absence, par leurs dérobades, par les suggestions de leur titre, ils me sont plus chers, m'ont davantage influencé que bien des romans lus et relus, possédés en quinze exemplaires. Ils sont de ces étoiles qui nous guident mais qu'on ne rattrape jamais. Et si, demain, je finis par les dénicher, ne serai-je pas tenté de les laisser au libraire sans les feuilleter, pour conserver éblouissant en moi le rêve qu'ils ont illuminé ? Faute d'avoir lu ces livres, j'ai fini par me les écrire."
— Thierry Laget, A des Dieux Inconnus
ou "prévenir toujours les désirs n'est pas l'art de les contenter, mais de les éteindre." comme disait l'autre.
Le Chat heureux se pâme
Aurais-je dû ? Le chat est-il vivant ou crevé ? La baudruche dégonflée ?
Il y a tout dans ce livre dense et condensé de pur romanesque : des batailles où l'on n'y comprend rien, des poursuites et du meurtre à la rapière, du poison, des évasions, de l'amour dans toutes les faces et pointes de son polyèdre, de la Fable, des intrigues politiques des plus emberlificotées ; tout ça dans une Italie mélangeant fantasme des siècles passés sous le grand patronage du Tasse et de l'Arioste, du Parmesan et du Corrège et réalité contemporaine lucide d'un Beyle voyageur.
C'est un style rapide, cavalant et non des moins puissants, car dicté et improvisé. Ça oui, on est loin des boursouflures (que j'aime tant pourtant ! il manque même de descriptions à mon goût...) de maints auteurs du XIXe siècle, et pas seulement. Dès lors certaines scènes, notamment de bataille napoléonienne versant dans l'impressionnisme ou de ruminations internes prennent un tour résolument moderne. Sans sur-découpage chapitré, on saute d'un point de vue à l'autre et ainsi plonge-t-on l'œil dans ce kaléidoscope.
Comme le dit Pierre Bergounioux, à propos du chapitre Waterloo :
Ça se termine par la phrase la plus célèbre : “Il n’y comprenait rien du tout”. C’est peut-être la plus importante phrase qu’on ait écrite en France, et dans le monde, au XIXe siècle. Le narrateur à près de cinquante ans – qui depuis Homère, arrogeait la conduite du récit et livrait la version décontextualisée, dépassionnée, rationnelle entièrement intelligible, des événements, a cédé…
C'est à résumer en un seul mot : plaisir ! Terra ! Terra Stendhalia !