La Chasse
6.1
La Chasse

livre de Bernard Minier (2021)

Où Servaz, au creux de la vague, discerne le coeur des ténèbres

Ces mots, ne les entendez-vous pas ?

Cette horreur ! Cette horreur !

Le crépuscule les redisait en un chuchotement persistant qui nous enveloppait, un chuchotement qui s'enflait et devenait menaçant comme le premier chuchotement d'un vent qui se lève:

Cette horreur ! Cette horreur !

Il pensa que cette époque n'était plus la sienne de toute façon ...

Je levai la tête. En direction du large s'élevait une barrière de nuages noirs et le cours d'eau tranquille menant aux confins de la terre coulait sombrement sous un ciel ouvert, comme s'il menait au coeur d'infinies ténèbres ...Il y a des ténèbres qu'aucun soleil ne peut dissiper.

Bienvenue dans La Chasse de Bernard Minier.


7e aventure du commandant Martin Servaz, 1ère à laquelle s'invite votre serviteur, grâce à deux amies qui la lui ont d'ailleurs faite dédicacer par l'auteur: invitation à une chasse dans la forêt et dans le conte macabre ...

Que vaut cette aventure ?


Littéraire averti, il est encore des auteurs de best-sellers dont la prose a l'efficacité du commercial qui parviennent à me surprendre, à me toucher. Le Franck Thiliez de Puzzle et Bernard Minier dans cette Chasse sont au nombre de ceux-ci.

La syntaxe et les références, variées, montrent son souci de toucher tous les lecteurs.


Mais ce n'est pas là que réside le grand intérêt de ce roman, dont je découvre à la lecture des autres commentaires qu'il serait mineur.

La Chasse est un livre bien de son temps, le nôtre, l'actuel, le contemporain de ces lignes, et il le restera sûrement: masques, gestes barrières, covid et ses impacts, le décor est planté comme dans un reportage des doléances de nos tristes heures.

La Chasse traite aussi de l'insécurité, de l'ensauvagement, défie le politiquement correct et le politiquement incorrect pour corriger, pour nuancer, pour relativiser et conclure en citant "Sur cette terre obscure, sans péchés, sans rédemption, où le Mal n'est pas un fait moral mais une douleur terrestre". C'est donc un livre qui fait du bien, qui lave nos yeux, nettoie nos oreilles, réajuste nos esprits qu'on met trop souvent en quête d'équipes manichéennes. Divers regards à chausser et une écriture à la Mary Higgins Clark au service du relativisme, d'un partage de vécu avec des êtres d'âges et de parcours très divers.


La force de cette Chasse, de ce conte macabre, est de s'inscrire dans une longue chaîne littéraire et cinématographique aussi connue qu'oubliée mais qui rend compte du temps présent, perdu entre néo-croquanterie et néo-révolte culturelle libertaire, perdu devant une sauvagerie qui a pour source 2015.

Ceux et celles qui ont reconnu les citations en exergue, qui ont su les démêler, les distinguer savent déjà de quoi il est question ici. Mais procédons pas à pas.

Ne redoutons ni le spoiler ni le divulgâchis ou autre néologisme à l'emporte-pièce. Ici, ce n'est pas la résolution de l'énigme qui compte: quoique l'ouvrage tienne un peu du whodunit, c'est avant tout un polar noir qui, en bel ouvrage littéraire, donne dans le paympseste.

Palympseste très voire trop classique avec le pourtant trouble détournement christique, qui - et cela est rappelé en sources et remerciements (car l'oeuvre est redoutablement bien sourcée) - n'engage aucunement l'opinion de l'auteur. En effet, le grand méchant de ce récit a ses apôtres, ses adeptes, met en difficulté un double pouvoir - celui officieux des minorités feintes et celui officiel dirrigé par une préfète qui est littéralement comparée à Ponce Pilate. Notre grand méchant, encore qu'étrange, force l'admiration, sera trahi par un jeune Judas et finira comme crucifié, livrant son sang, avec l'équivalent d'une couronne d'épines ...

... avant de ressusciter. Carrément ! Quand on s'appelle Donnadieu, en même temps ...

Ce Christ noir ou antéchrist revêt un masque de coq: est-il la France, est-il le Chanteclerc de Rostand ou l'accompagne-t-on de sa ferme des animaux pour se garer d'un gourou totalitaire car militaire ?

Toujours est-il que sa dualité doit nous encourager à voir plus loin que le seul et simple rappel christique qui ferait de Servaz un nouveau Saint Longin, centurion qui a achevé l'élu mourant en croix.


Le constat que propose ici Minier et lui permet de transfiguer le simple roman policier est plus complexe mais s'exprime avec le sublime d'un autre Longin dans les paroles d'un autre personnage auquel l'auteur compare son tueur: "Cette horreur ! Cette horreur !"

Ce personnage, c'est Kurtz, l'homme perdu recherché par le marin Marlow dans le Coeur des Ténèbres de Joseph Conrad. Certes, Minier fait appel au film plus connu de la masse, Apocalypse now, mais c'est bien ce roman qu'il réécrit ici au goût du XXIe siècle. Ces seules phrases du roman de Conrad fait écho au cri de ralliement, au mot-clef du tueur-chasseur qu'il grave dans la chair même de ses proies: "(...) je me (...) demande si j'avais rendu à Kurtz la justice qui lui était due ? N'avait-il pas dit qu'il ne désirait que la justice ? Mais je n'ai pas pu. Je n'ai pas pu lui dire. C'eût été trop ... bien trop ténébreux !"

Il s'agit du passage qui, à la fin du Coeur des Ténèbres, cherche une motivation au récit de Marlow. Marlow rejoue le Vieux Marin d'un long poème de Samuel TaylorColeridge. Kurtz jouait les Albatros gênants qui, supprimé, fait s'abattre sur le héros la malédiction de devoir dévoiler une vérité très sombre. Car, dans l'oeuvre de Conrad, Kurtz était le témoin d'une sauvagerie sans pareille, avait redécouvert l'animal que cache en lui l'homme civilisé. Témoin de cette sauvagerie retrouvée, Kurtz voulait s'en faire le Christ rédempteur et en est mort. Une vérité sur la sauvagerie de notre temps est révéléé ici par le nouveau Kurtz de Minier et Servaz semble à son tour condamné à la ressasser dans ce récit. Le Dit d'un vieux policier.

Cela dit, Minier est dans la nuance et met à distance le discours et la vision de son Kurtz. Servaz reste un héros à sa façon. Car de même que Le Coeur des Ténèbres doit beaucoup au Creux de la vague de Robert-Louis Stevenson, il est à gager que La Chasse y tire également une autre facette de Kurtz, l'originelle, celle du chasseur de perles nommé Attwater. Dans son roman, Stevenson met en scène Robert Herrick, un lettré sur la paille, flanqué de deux autres personnages d'extractions sociales plus basses. Herrick s'embarque avec eux dans une traversée qui les mènera sur une île où un mystérieux autre lettré cherchera à lui apporter le salut tout en condamnant ses deux autres vils compagnons. Herrick, par humanité, refusera le discours d'Attwater et se heutera à sa colère. Comment ne pas reconnaître Servaz et son adversaire derrière ces deux vieilles figures littéraires ?

"C'était un moment de victoire pour la sauvagerie, un assaut envahissant et vengeur que me sembla-t-il, je devrais repouser tout seul pour le salut d'une autre âme", voilà comment Joseph Conrad pourrait résumer cette aventure de Servaz, en donnant sa voix au personnage.


En conclusion, donc, un très bon roman policier sublimé par son tableau de l'actualité réfléchie et repensée au travers de deux grandes oeuvres littéraires dont il se fait la belle et délectable réécriture.


Frenhofer
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le 5 mai 2022

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