Je découvre cette nouvelle après en avoir lu une adaptation en bande dessinée réalisée par Sylvain Ricard et Mael, album qui m'a suffisamment intrigué pour que je souhaite aller directement au texte d'origine.
Dix ans avant Le Procès, nous avons là une nouvelle abordant le thème de la justice et montrant à quel point la question travaille fortement Kafka : dans une colonie pénitentiaire, un voyageur découvre un officier vantant une machine destinée à tuer un condamné non sans l'avoir fait endurer des souffrances au cours desquelles sa sentence lui sera littéralement imprimée sur le corps.
Disons-le d’entrée de jeu, il ne s'agit pas ici seulement d'une critique de la peine de mort, non, ce n’est pas l’essentiel, c'est bien plus que cela même si le texte y fait référence puisque l'officier pense que le voyageur pourrait affirmer son refus de la peine capitale, ou le fait que chez ce dernier il existe une procédure judiciaire où l'accusé a des droits avant d'être condamné, où il n'y a plus de torture depuis le Moyen-Age… Non, ce n’est pas là l’essentiel à mon avis, même si l’interprétation qui suivra pourrait n’être qu’une oiseuse interprétation téléologique.
Le système judiciaire de cette colonie semble absurde : la transparence est de mise, tout le monde doit pouvoir "vérifier l'exécution de la sentence", là où ne règne que l'arbitraire puisque l'officier qui fait à la fois office de juge et de bourreau prend seul sa décision sans même interroger l'accusé qui ne pourra pas se défendre dans le cadre d'un procès qui n'a pas lieu d'être puisque les décisions du juge officier sont nécessairement justes.
L’officier défend ce système judiciaire qui serait juste et transparent alors qu'il est complètement inique : il demande à son subordonné de traiter correctement l'accusé alors que le système le maltraite au point de le condamner à une torture terrible suivie de la mort sans même qu’il sache pourquoi... Le condamné, après plusieurs heures de souffrance, comprendra sur son corps le motif de son exécution. Au final, pour l'officier, "justice est faite" même si Kafka affirme que "l'iniquité de la procédure et l'inhumanité de l'exécution ne faisaient aucun doute".
Ici, l'officier, n'est indigné que par le fait qu'on ne lui permet pas d'entretenir correctement la machine, que le nouveau commandant ne semble guère apprécier : "la tendance nouvelle est à la clémence" et c’est là que se présente mon interprétation : j’ai l’impression que, dans un renversement, Kafka semble craindre pour son époque un raidissement, qu’il semble pressentir ou en tout cas craindre des temps nouveaux où l'association de l'idéologie et de la technologie permettront la mise en place d'un ordre « juste » et implacable, il semble très inquiet par ce qu'il voir venir : en montrant un système judiciaire totalement inique à l'agonie, n'est-il pas au contraire en train de se demander si son temps ne mènerait pas les hommes vers un tel système, ne ressent-il pas un besoin d'autorité, répondant à une crise profonde ?
De même que l'officier n'a ici aucune chance de voir son système et sa machine perdurer, même s'il fait de son mieux pour y contribuer, Kafka nous indiquerait par l'absurde qu'il sent au contraire monter un mépris des procédures juridiques au profit de systèmes beaucoup plus durs au sein desquels l'individu n'existe plus. Ce n'est peut-être qu’une crainte, mais elle se fait tenace chez Kafka. Sans doute que la première guerre mondiale et sa barbarie sans précédent n'y sont pas pour rien : on franchit un cap dans l'horreur, du fait des progrès technologiques, et les Européens, pourtant berceau des droits de l'homme, s'y vautrent lamentablement. La place de l'homme recule, l'individu s'efface devant l'impératif, l'ère des masses semble advenir...