La plus longue saga littéraire écrite d’une traite par un seul auteur. Soixante-deux volumes, près de vingt-cinq mille pages mises bout à bout et un univers monolithique. On peut le dire sans préavis : il faudra être courageux, et surtout patient, pour venir à bout de cette longue odyssée post-apocalyptique.
Ceux qui ont vu le film coréen Snowpiercer de Bong Joon-Ho ne seront pas trop dépaysés. La lune ayant explosée en 2050, les poussières du satellite naturel de la Terre l’enveloppent dans une pénombre permanente qui a dans le même élan favorisé une très brutale ère glaciaire. Les rares survivants se réunissent autour des gares, des trains qui leur permettent de se chauffer, se déplacer et relancer des embryons de société. Le déplacement favorisant l’expansion, les compagnies ferroviaires remplacent alors les Nations d’hier mais conservent arbitraire et brutalité pour conserver pouvoir et privilèges. Les guerres font rage, le travail dont les conditions sont épouvantables concernent une écrasante majorité des habitants et une dictature s’installe dans chaque compagnie. Le soleil devient un tabou, la liberté de déplacement un interdit et l’immense majorité de l’espèce humaine vit sous cloche, littéralement, pour protéger chaque station du froid et des tempêtes glaciaires. A cela il faut ajouter la CANYST, une sorte d’ONU contraignant, qui réglemente chaque société pour empêcher quiconque de quitter le mode de vie du rail, avec le concours des Aiguilleurs, caste transferroviaire qui gère effectivement toutes les infrastructures, et donc le pouvoir, les dirigeants de compagnies étant des actionnaires avant tout. Ajoutez à cela une Église néo-catholique obscurantiste et ploutocrate, qui émerge et grignote peu à peu le pouvoir en interdisant de son propre chef la lecture de… la Bible, jugée trop dangereuse, libertaire et révolutionnaire.
Ce bref résumé n’a en réalité rien de révolutionnaire ; Par bien des aspects, nous ressentons les thématiques de la Guerre Froide et de la Deuxième Guerre Mondiale, éloignées des problématiques actuelles, pour beaucoup numériques ou transhumanistes. Bien d’autres récits post-apocalyptiques vont plus loin thématiquement à la même époque (années 1980) et nous sommes même fort éloignés de la notion de dictatures des esprits propres à Orwell et son très célèbre 1984. Un univers-fiction parmi tant d’autres donc, noyé dans la très épaisse collection Anticipation de Fleuve Noir, complétant son identité de roman de gare. Car La Compagnie des Glaces est de la littérature de gare. Loin de la morgue consistant à la dénigrer, mettons-nous en chemin pour lui trouver des qualités car il est déjà difficile d’opposer le diesel populaire à l’aphorisme électrique.
Effectivement, ce premier volume a de quoi faire peur aux chercheurs du bon mot et du ressort scénaristique finement mené : C’est mal écrit, presque en mode automatique. Le style est quasi-absent, les situations uniquement descriptives et on sent que G-J Arnaud a bien du mal pour savoir où diriger son protagoniste d’un chapitre à l’autre. En parlant de personnages, aucun n’a de réelle psychologie, ni trait de caractère spécifique. Comble du comble, les échanges verbaux sont tous uniformisés, à croire que tout le monde parle comme un automate. Dans ses rares interviews, l’écrivain expliquait avoir au début imaginé cet univers lorsque, syndrome de la page blanche, il en était venu à demander à son épouse sur quel sujet écrire. Travail de commande, prévu être écrit d’une traite en quelques semaines et pour un seul court roman, il traînait des pieds. Lui a été soufflé d’écrire sur ce qu’il détestait le plus : le froid et la neige. Ce contexte de contrainte permet de saisir pourquoi ce premier épisode est de loin le plus faible d’entre tous. A tout malheur quelque chose est bon car vingt-deux ans auront été nécessaires en 1980 et 2005 pour trouver la conclusion finale de cette immense saga, en trois parties principales et quatre-vingt-seize volumes.
Et pourtant, malgré la gêne que m’a procuré le premier, voire le second épisode, j’ai continué, continué et je continue encore. De la littérature de gare, une ambiance série B, parfois Z, sans éclat de style. Étrange, non ? A l’heure où je tape cette critique, je plonge en papillon dans le quarante-cinquième épisode, alternant avec des classiques de la littérature européenne et japonaise, de l’histoire, des sciences humaines… Et j’ai déjà hâte de le terminer pour passer au suivant.
Car La Compagnie des Glaces a quelque chose d’unique. L’auteur lui-même détestait cela, toute cette glace, mais il a continué et continué aussi, comme possédé. Et sur une bibliographie aussi longue, impossible de laisser cet univers aride. Et il va m’être difficile de pouvoir m’épancher sans trop en dire ; Il est constamment enrichi de nouvelles trouvailles, de retournements de situation et de traits de plus en plus originaux à défaut d’être véritablement cohérents, l’appétit venant en écrivant. C’est parfois même carrément dingue mais on se laisse prendre, la logique de ce monde cauchemardesque s’est définitivement installée et la suspension consentie de l’incrédulité fonctionne à plein régime. Les personnages s’étoffent et se multiplient. Rapidement, un schéma-type est trouvé, Arnaud fait partager la narration entre plusieurs destins, qui restent séparées de longs moments (jusqu’à quinze ou vingt volumes!) et ne se rencontrent qu’au moment opportun.
Car cet univers a du chien. Beaucoup même. Nous rencontrons rapidement les Roux, peuple humanoïde vivant nu à l’exception d’une épaisse fourrure rousse, pouvant supporter des extrémités de moins soixante celsius. Très limités intellectuellement, on se rends compte rapidement que leur existence est un profond mystère que le protagoniste, Lien Rag, se mettra en tête de résoudre, s’attirant les foudres mortelles des Compagnies ainsi que de la CANYST. Et c’est parti pour une vaste aventure géopolitique mêlant action, voyages initiatiques, complots, trahisons, créatures effroyables, groupes terroristes, recherches archéologiques, coups d’État, politique, finances, technique. On en apprends toujours plus sur la vie quotidienne, les habitudes et la misère des habitants, l’opulente richesse et le sadisme, quoiqu’assez caricatural, des puissants. Sans parler du sexe à tous les étages (triolisme, prostitution, brutalité, saphisme gratuit, Gérard de Villiers n’est pas loin). C’est tout un monde qui prends forme et peu à peu aspire le lecteur. Avec son rythme d’ailleurs, de longues pages techniques sur les trains, rails et machineries émaillent cet univers et lui confèrent encore plus cette atmosphère de dictature technique sans pitié. Le must de la littérature de gare anticipation.
Une saga si longue qui se déroule dans sa chronologie interne sur des décennies, sur une vie. Impossible malgré ses grandes faiblesses d’écriture ne pas ressentir par moment de la fatigue, de sentir des coups de creux de l’écrivain et de se dire « je vais finir par lâcher ». Mais finalement, on continue, bien sûr. Et le délire scénaristique revient, drôle souvent, parfois avec une grâce poétique de mauvais film fait avec toutes les tripes. Impossible effectivement d’être inspiré sur plus de deux décennies.
Mais impossible surtout de ne pas s’attacher aux personnages. On lit La Compagnie des Glaces depuis des années pour ne pas s’écœurer, on laisse passer du temps. Et on retrouve une famille qui continue à vivre tant que les pages restent presque infinies. Et cet immense défaut devient à son tour une petite qualité tout à fait unique.
Il ne faut pas commencer La Compagnie pour son originalité, sa qualité d’écriture presque inexistante ou une lecture politico-technique que l’on pourrait adosser à notre monde contemporain, comme le feraient Philip K. Dick, Orwell ou Damasio. Rien de tout cela. C’est juste et simplement une aventure.