Nature de l'ouvrage

Comme l'indique le sous-titre, l'ouvrage, publié en 1979, est un "rapport sur le savoir dans les sociétés les plus développées" (p. 9), commandité par le gouvernement du Québec. Lyotard cherche à caractériser la place qu'occupe, et qu'occupera, le "savoir", dans les sociétés informatisées. Il ne s'agit donc pas d'un ouvrage d'épistémologie, mais d'une analyse, à visée politique, des dynamiques culturelles traversant les sociétés dites développées de la fin du XXème siècle.


Contenu de l'ouvrage

Le progrès technique transforme notre rapport au monde. Par suite, il transforme également le savoir, qui devient de l'information stockée dans les banques de données. Le savoir est désormais une matière première, que l'on peut accumuler et vendre, et cette transformation a des effets économico-politiques : notamment, la question de la légitimité se pose de façon cruciale (chapitres 1 et 2).


Pour mener l'analyse - qui est une analyse des représentations culturelles - Lyotard propose de s'appuyer sur les "faits de langage", en empruntant à Wittgenstein le concept de "jeu de langage" (chapitre 3).


Pour comprendre ce que la transformation du savoir peut avoir comme conséquences sur la société, il faut un modèle de ce qu'est la société. Lyotard refuse deux modèles : la société n'est ni un système auto-régulé comparable à un être vivant comme l'affirme la Systemtheorie de Luhmann, sociologue lecteur des cybernéticiens ; ni l'exploitation d'un groupe par un autre, comme l'affirme Marx et toute la théorie critique. Le savoir n'est donc ni un signal nécessaire à l'auto-régulation du système, ni la constitution d'un arsenal critique nécessaire à l'émancipation (chapitre 4).


La société, nous dit Lyotard, est une arène pour les jeux de langage. Elle est traversée par des ensembles de règles hétérogènes, non-réductibles les uns aux autres, que l'on peut comparer à des jeux, car on peut s'approprier leurs règles à son avantage (on fait alors un "coup"), dans une logique agonistique. La vision que propose Lyotard de la société est donc la vision d'un champ fragmenté, traversé par des forces contradictoires (chapitre 5).


L'analyse de la pragmatique du savoir scientifique - autrement dit, l'analyse des règles du jeu de langage scientifique - révèle que la science est prise dans une contradiction : d'un côté, elle exige de tout énonciateur qu'il prouve ce qu'il avance ; de l'autre, elle interdit catégoriquement tout énoncé qui ne serait pas descriptif. Or, les énoncés descriptifs ne peuvent par essence s'auto-légitimer. "Pourquoi les énoncés descriptifs seraient-ils valables ?" - c'est une question à laquelle on ne peut répondre par un énoncé descriptif sans présupposer ce qu'il faut démontrer. C'est à cette contradiction interne qu'il faut attribuer la cause de la crise de la légitimité rencontrée par les sciences depuis la fin du XIXème siècle (chapitres 6, 7 et 8).


L'être humain a toujours eu recours, à côté du savoir scientifique, au savoir narratif, qui use de toutes les autres classes d'énoncé, afin de justifier la légitimité du savoir. Ainsi du mythe. Mais ainsi aussi du savoir scientifique : chez Platon, l'usage du savoir narratif (l'allégorie de la Caverne) vient légitimer le discours scientifique. Plus récemment, deux grands récits (ou "méta-récits") ont prétendu justifier l'entreprise scientifique. D'un côté, l'idéalisme allemand a conçu le savoir scientifique comme une fin en soi : l'Esprit, nous dit Hegel, se réalise dans l'histoire, étape par étape. D'un autre côté, les Lumières ont conçu le savoir comme le moyen de l'émancipation des peuples (chapitre 9).


Mais ces grands récits ont perdu leur force de persuasion. C'est la science elle-même qui les a rendus obsolètes, en exigeant d'eux, comme elle le fait toujours, des justifications. Nous avons désormais accepté que la science ne se préoccupe que de produire des énoncés descriptifs, sans valeur prescriptive aucune (chapitre 10).


Cela étant dit, la science a forcément, tout de même, des règles internes pour accepter ou rejeter des énoncés. Une fois démontrée par Gödel l'impossibilité de construire un système d'axiomes à la fois complet et cohérent, ne reste plus que le critère, d'origine technique, de l'efficacité. Or l'efficacité est un produit de la technique, qui dépend des moyens financiers mobilisables. Le capitalisme est la réponse au problème cartésien (cf. Discours de la méthode, VI) du financement des expériences : on finance, parce que la technique rapporte. Ainsi, la science prétend désormais à une "légitimation par le fait", ou "par la puissance", et se retrouve soumise à un impératif d'origine technique (chapitre 11).


Dès lors, le rôle de l'enseignement s'en trouve transformé. On ne cherche plus à former des êtres humains au nom d'un idéal supérieur (de culture ou d'émancipation), mais on cherche seulement à former des professionnels compétents. Et la compétence, dans un régime où l'information est accessible constamment à tous, est la capacité à savoir quelle question poser, à quelle banque de données, et comment. C'est également la capacité - que Lyotard nomme "imagination" - à relier des données auparavant indépendantes. Par suite "la délégitimation et la prévalence de la performativité sonnent le glas de l'ère du Professeur" (p. 87) : ce dernier est voué à n'enseigner que le maniement des ordinateurs, qui se chargeront à sa place de l'enseignement (chapitre 12).


Pourtant, la science postmoderne propose une autre façon de faire, qui n'est pas soumise à l'exigence d'efficacité. La science postmoderne cherche avant tout à proposer des idées qui font réfléchir. Elle est créative, imaginative. Lyotard cite ici l'ouvrage de Mandelbrot, Les Objets fractals (1975), un classique de ce qui sera nommée plus tard "théorie du chaos". Reprenant Kuhn, Lyotard défend l'idée que la science est un enchaînement de paradigmes (qui sont des ensembles de règles de jeu de langage) imprévisibles (chaotiques) et irréductibles les uns aux autres. C'est donc grâce à la "paralogie" - ce qui semble illogique dans un paradigme donné, mais qui appelle plutôt un autre paradigme - que le discours scientifique évolue, et non en vertu d'une soi-disant efficacité, qui dépend toujours d'un paradigme (chapitre 13).


La question est alors de déterminer s'il est possible d'étendre ce modèle à la société. Le modèle de la performance, s'il a des avantages, conduit à l'orgueil technocratique et à ce que Lyotard nomme la "terreur" (terme provocateur pour dire "exclusion"). De plus, il ne permet pas de régler la question de la justice. D'autre part, que la discussion démocratique soit recherche et fabrication du consensus, comme l'affirme Habermas, c'est là une idée issue du méta-récit de l'émancipation. C'est donc une idée inadaptée à la réalité des sociétés contemporaines, et même, c'est une idée dangereuse, car elle risque, elle aussi, de mener à l'exclusion de ceux qui ne participent pas au consensus (chapitre 14).


En réalité, les sociétés contemporaines sont déjà en voie de postmodernisation : elles reconnaissent le caractère nécessairement local et temporaire des consensus. "Cette orientation correspond à l'évolution des interactions sociales, où le contrat temporaire supplante de fait l'institution permanente dans les matières professionnelles, affectives, sexuelles, culturelles, familiales, internationales comme dans les affaires politiques" (p. 107). Lyotard reconnaît que cette orientation est ambiguë : le contrat court arrange bien le système avide d'optimiser sa performance. Mais c'est là, selon lui, une bonne nouvelle : c'est une force postmoderne, c'est-à-dire créative, que le système - qu'on ne peut supprimer, dit-il explicitement - est forcé de tolérer. Il en va de même pour l'informatisation : ce qui peut être moyen de contrôle, est tout autant un outil de lutte contre la centralisation (chapitre 14, fin).


Remarques

Bien que l'ouvrage soit court (une centaine de pages), on aura du mal, je pense, à le lire rapidement. Lyotard n'est pas toujours clair, il ne définit pas toujours bien les termes qu'il emploie, et ses thèses, qui affleurent sous l'analyse, n'apparaissent que rarement au grand jour.

À la lecture, j'ai trouvé un certain nombre des ses analyses historiques contestables. Typiquement, il fait de la soumission de la science à un impératif technique d'efficacité un événement récent, alors qu'on trouve cette soumission explicitement affirmée par Descartes dans la cinquième partie du Discours ("il est possible de parvenir un jour à des connaissances qui soient fort utiles à la vie..."). À mon sens, Lyotard surestime l'importance du rôle des méta-récits dans la conduite de la science, et sous-estime le rôle auto-légitimant de l'efficacité. Les méta-récits n'ont pas tant eu un rôle scientifique, qu'un rôle politique. Depuis le début, la science doit son succès au caractère spectaculaire de l'efficacité : le reste n'est que tentative de récupération. Cette sous-estimation de l'efficacité mène Lyotard à prédire une science "libérée" de ce principe - prédiction qui, me semble-t-il, ne s'est pas réalisée.


En revanche, ses prédictions concernant l'évolution de la place dévolue au savoir dans les sociétés informatisées sont, en 2024, assez impressionnantes de justesse. Il prédit la surabondance des données, et le fait qu'on accordera, dans ce contexte, de la valeur à ceux qui seront capables de les exploiter de façon innovante. De même, sa prédiction concernant l'évolution de la société en direction d'une coexistence relativiste des consensus locaux faute d'un méta-récit unifiant, semble aujourd'hui réalisée.


En définitive, je pense qu'on peut voir dans cet ouvrage une lecture dans l'ensemble assez juste du mouvement spirituel profond dans lequel est prise la civilisation occidentale : le succès du progrès scientifique et technique a fait tomber les grands récits qui prétendaient le justifier, et il ne nous reste plus en partage que le critère - en lui-même vide - de l'efficacité, qui permet seulement de trancher les questions pragmatiques, mais pas les questions morales, qui deviennent alors le lieu d'affrontement entre des populations prises dans des jeux de langage concurrents.


Avis

Lecture difficile, mais stimulante. Cela dit, comme les idées exprimées par Lyotard se sont assez largement répandues depuis 1979, il n'est pas certain que La Condition postmoderne soit, en 2024, une lecture urgente : au fond, nous sommes déjà convaincus, car les prédictions les plus importantes de Lyotard se sont réalisées.

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le 13 août 2024

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