Une littérature qui tranche la réalité
C'est une œuvre magistrale, entière, n'offrant aucun compromis avec qui ou quoi que ce soit. C'est surtout un portrait au vitriol du milieu du XXème siècle par un monstre obèse, brillant et repoussant mais surtout complètement déphasé. C'est le pari (incompris pendant 20 ans) de l'auteur : faire de son anti-héros, un monobloc monstrueux et odieux et pourtant admirable car intègre à ses propres idées (ainsi qu'à la géométrie et à la théologie du moyen-âge), un être digne d'intérêt voire même de compassion. En faire, par manque total de compromission au monde qui l'entoure, une loupe grossissante de tous nos défauts de société.
Ignatius Reilly est un révélateur : doublement enchainé dans un passé inaccessible (et magnifié) qu'il adule et une réalité dont il ne peut s'échapper et qu'il abhorre, il déchire follement la toile de notre entendement, brise le train de nos habitudes et finalement ne nous laisse qu'une question en tête : Au fond, n'aurait-il pas raison ? Dans le fond seulement, car force est de constater que le monde offre une opposition forcenée à ses projets et que son inadaptabilité à ses contemporains en fait un ours pataud et gaffeur quand ses excès et sa gourmandise ne le décrédibilisent pas totalement.
La conjuration des imbéciles c'est aussi un duo improbable, car le récit ne serait rien sans la relation houleuse entre Ignatius, érudit incompris et anachronique, et sa pauvre mère sans éducation.
Un livre qu'on ne peut qu'adorer ou détester. Voire les deux en même temps.
"M’est avis que mon organisme doit sécréter quelque musc qui attire et enrage les agents de l’autorité. Qui d’autre que moi serait accosté par un agent alors qu’il attend tranquillement et innocemment sa mère devant un grand magasin ? Qui d’autre serait espionné puis dénoncé pour avoir ramassé un pauvre chaton sans défense dans le ruisseau ? Telle une chienne en chaleur, je semble exercer une forte attraction sur une meute de policiers et de fonctionnaires de l’hygiène."
"Cependant, le simple fait qu’ils ont tous connu un échec retentissant et sont des ratés complets dans notre siècle n’est pas sans leur conférer une certaine qualité spirituelle. Ces épaves défaites, qui nous dit qu’elles ne sont pas les véritables saints de notre triste époque –beaux vieux nègres vaincus aux yeux fauves, débris d’humains qui ont dérivé jusqu’à nous depuis les vastes friches du Texas et de l’Oklahoma, métayers ruinés qui cherchent un refuge dans les garnis infestés de rats de notre ville ?"
"- Vous avez un emploi ?
[…] – J’époussette un peu, dit Ignatius au policier. De plus, je suis actuellement à l’œuvre sur la rédaction d’un long acte d’accusation contre notre siècle. Quand ma vue se brouille et que la tête me tourne sous l’effet de mes pénibles travaux littéraires, il m’arrive de confectionner à l’occasion quelques bouchées au fromage.
- Ignatius fait des bouchées au fromage délicieuses, dit Mme Reilly.
- C’est rudement chic de sa part, dit le vieil homme. Y en a tant qui pensent qu’à courir, de nos jours."
"- […] Avez-vous lu Boèce, ne serait-ce que vaguement ?
- Qui ça ? Oh, mon Dieu. Je ne lis même pas les journaux, pensez.
- Alors vous devez vous mettre à la lecture dès aujourd’hui, je vous ferais un programme. Ainsi serez-vous en mesure de commencer à saisir la crise qui traverse notre époque, énonça solennellement Ignatius. Vous commencerez par les derniers Romains, au premier rang desquels Boèce, bien sûr. Puis vous vous plongerez dans l’étude relativement exhaustive des penseurs du début du Moyen Âge. Vous pouvez sauter sans mal la Renaissance et les Lumières. C’est surtout de la propagande dangereuse. Et, pendant que j’y suis, vous feriez mieux aussi de sauter les Romantiques et les Victoriens. Pour l’époque contemporaine, un choix de bandes dessinées et d’illustrés.
- Vous êtes formidable.
- Je recommande tout particulièrement Batman, car il a tendance à transcender quelque peu l’abominable société dans laquelle il se trouve. Et sa morale est assez rigide. Je dois dire que j’éprouve un certain respect pour Batman."
Pour rappel: ce livre, écrit en 1963, ne sera jamais publié du vivant de son auteur, John Kennedy Toole (qui se suicida en 1969, convaincu d'être un écrivain raté et à tout le moins incompris). Finalement publié en 1980, grâce aux efforts de sa mère et de Walker Percy, il reçut le prix Pulitzer en 1981.