« Si une machine vous est utile, gardez la. Si elle vous est indispensable, jetez la ! »
Cette citation de Gandhi résumerait plutôt bien la pensée d'Ivan Illich, et la définition qu'il donne à un outil dit "convivial" : commensurable aux facultés humaines, qui ne nuit pas à l'autonomie des personnes, et n'engendre pas de rapport de domination.
Dans cet ouvrage, Illich généralise le concept qu'il avait déjà pressenti dans "Une société sans Ecole", et qui était déjà une intuition de Simone Weil : les grandes institutions de nos sociétés modernes et les progrès techniques présentent toujours dans un premier temps plus d'avantages que d'inconvénients, mais passé un certain seuil, lorsqu'ils se généralisent, ils deviennent contre-productifs, acquièrent une situation de monopole et dégradent l'autonomie des individus.
L'exemple donné le plus probant (et le plus amusant) est celui de la voiture, et plus généralement la vitesse des transports : leur but premier est de nous faire gagner du temps. Soit. Illich calcule qu'en cumulant le temps passé à conduire, le temps passé à travailler pour acquérir son auto et faire face aux frais afférents, on consacre en moyenne 1 600 h par an à sa voiture, pour environ 10 000 km parcourus par an (statistiques datées de 1970). Résultat, la vitesse moyenne est de 6 km/h, soit celle d'un marcheur ! Entre-temps, l'espace entier a été remodelé pour faciliter la circulation des voitures, au point que le transport initialement le plus basique et le autonome, la marche, en est contraint. C'est laid, bruyant, polluant, et ça engendre des inégalités. Enfin le pompon, puisque la vitesse des transports se développe, nous sommes censés pouvoir habiter plus loin de nos lieux de travail, et au final, nous passons aujourd'hui plus de temps dans les transports qu'il y a 50 ans...
Ce raisonnement, Illich l'applique à de nombreuses institutions, notamment l'école, la santé, les télécommunications etc... Evidemment, le seul à sortir gagnant de toutes ces évolutions, c'est le marché. Pour schématiser grossièrement : l'école étend toujours plus son emprise pour former non plus des hommes libres et cultivés, mais des futurs cadres préparés à la guerre économique mondiale, pendant que leurs parents travaillent de plus en plus (le dimanche y compris depuis peu, bientôt la nuit ?), voient moins leurs enfants, et pour compenser, les emmènent à Disneyland le weekend... Dans une telle configuration, pourtant rationnalisée au mieux par les institutions, on ne retrouve plus grand chose de ce qui fait le sel de la vie. Progrès, pas sûr, mais croissance du PIB assurée.
On aura peut-être plus d'hésitation à suivre Illich dans son raisonnement à propos de la santé, puisque le pauvre homme est décédé en 2002 d'une tumeur, dans de longues et terribles souffrances, qu'il a délibérément choisi de vivre jusqu'au bout sans se faire opérer. Qu'est ce qu'il ne ferait pas pour conserver son autonomie...
C'est d'ailleurs sa cohérence qui l'aura perdu à plus d'un titre. A la fin de sa vie, Illich, qui était prêtre, aura réussi à agacer aussi bien la gauche progressiste que la droite catholique traditionnelle. D'où une étonnante anecdote : suite à la parution de ses ouvrages, il fut convoqué par le cardinal Seper, qui le congédia par ces mots : "Partez, partez, et ne revenez plus jamais". Après coup, Illich se rendit compte que Seper avait repris les dernières paroles du Grand Inquisiteur à son prisonnier, le Christ, dans "Les Frères Karamazov".
Un beau moyen de lui laisser entendre "Mon gars, t'as sans doute raison sur toute la ligne, mais on peut pas te suivre aussi radicalement, désolé..."
Perso je lui aurais plutôt dit "Allez prends quelques cachets et reste avec nous encore un peu, dans 10 ans tout le monde admettra que tu avais vu juste !"