Un exposé fait en prépa sur la Cousine Bette
Je me disais qu'à défaut d'être une véritable critique, il représente un véritable travail que j'ai mené sur cette oeuvre et qu'il peut être partagé en tant que tel.
Introduction
a) Parution et place dans la Comédie Humaine.
La Cousine Bette est un roman d'Honoré de Balzac paru pour la première fois en feuilleton dans Le Constitutionnel d'octobre à décembre 1846. Il s'intègre, dans La Comédie humaine, aux Scènes de la vie parisienne, dans la section dite des « parents pauvres » (avec Le Cousin Pons). Il est l'un des derniers grands romans de Balzac, et nous verrons en quoi en cela il présente des traits spécifiques (axé notamment sur une certaine dégradation).
b) Format et résumé du roman.
De son format de feuilleton, le roman conserve le découpage en chapitres (qui ont par ailleurs chacun un titre). Cet aspect est important puisqu'il permet à Balzac à plusieurs reprises d'orienter la lecture du lecteur et de susciter des attentes (ainsi, on trouve à trois reprises des « scènes de haute comédie féminine).
Le roman s'axe autour de deux parties dissymétriques dont le découpage est explicite (le narrateur le dit lui-même). La première va du chapitre 1 à la fin du chapitre 36. Tous les personnages nous sont successivement présentés, et l'on peut y observer leurs traits distinctifs. Ainsi, la cousine Bette, ainsi nommée en raison de ses liens de parenté avec la famille Hulot (qu'elle veut ruiner), de son vrai nom Lisbeth, est un personnage jouant un double jeu. Elle entretient en effet d'un côté l'infidélité du Baron Hulot (elle sert d'intermédiaire entre lui et ses différentes maîtresses), alors qu'en présence d'Adeline Hulot (cousine de Bette et épouse du Baron, qu'elle veut ruiner par jalousie), elle critique ouvertement son libertinage. Adeline apparaît elle comme un « modèle » de vertu dans la haute société (vertu sur laquelle le narrateur n'a de cesse d'insister tout au long du roman). Au début du roman, Crevel (compagnon de débauche du baron Hulot et beau-frère d'Adeline, puisque Victorin Hulot est marié à la fille Crevel) lui apprend les infidélités de son mari (il entretient notamment des jeunes femmes qui les rejettent une fois reconnues dans le monde.). Choquée, Adeline les accepte néanmoins, mais se refuse à commettre l'adultère pour satisfaire la vengeance de Crevel (qui considère que Hulot lui a « volé » Josépha, l'une des jeunes femmes en question).
Hortense Hulot est la fille d'Adeline, et semble au début du roman être un même modèle de vertu. Néanmoins, c'est sa jalousie pour Bette qui provoquera la « transformation de la Bette » (selon le titre d'un chapitre), et la poussera à lui « voler » son amant, le prince Wenceslas de Steinbock, Polonais exilé à Paris.
La première partie du roman s'achève ainsi sur le mariage officiel d'Hortense et de Wenceslas, et le mariage officieux du baron Hulot avec Valérie Marneffe, sa nouvelle maîtresse, femme de M. Marneffe, employé au ministère de la Guerre, et donc subordonné au conseiller d'Etat qu'est Hulot. Mme Marneffe apparaît comme une courtisane qui pactise avec Bette en vue de sa promotion sociale. Leurs relations sont d'ailleurs complexes, puisqu'il s'y mélange beaucoup d'intérêts communs, mais aussi peut-être des sentiments (toutefois cet aspect est développé avec certaines ambiguïtés).
La deuxième partie du roman semble rassembler les fils noués par Balzac dans la première par le biais d'une ellipse temporelle de trois ans. Mme Marneffe s'avère en effet finalement encore plus apte à ruiner Hulot que toutes les précédentes passions de celui-ci. Ainsi le récit s'articule ici autour de la ruine progressive de Hulot orchestrée par Valérie Marneffe et la cousine Bette, qui espère ainsi atteindre Adeline, tandis que la cousine tente de se rapprocher du maréchal Hulot (frère aîné du baron) et l'épouser. Néanmoins, on assiste ici en quelque sorte à un « deus ex machina », au sens que des éléments extérieurs viennent entraver le déroulement des plans de la cousine. Le maréchal meurt, et Henri de Montéjanos, le seul amant pour qui Valérie ait jamais eu des sentiments (du moins selon ses propos), revient du Brésil. C'est celui-ci qui va, par le biais d'une maladie vénérienne, la tuer, ainsi que Crevel (qui l'a épousé à la mort de Marneffe). Par la suite, Lisbeth mourra d'une maladie pulmonaire. Le baron, qui s'était enfui après avoir été ruiné, afin d'échapper à ses créanciers, sera retrouvé dans un taudis par sa femme, mais ne pourra mettre fin à ses passions et fuira avec une domestique une fois sa femme morte.
c) Annonce du plan
Ainsi, comme nous l'avons déjà évoqué, ce roman se distingue dans l'œuvre balzacienne par trois aspects principaux. Le premier est qu'il s'agit là d'un roman de la dégradation, là où d'autres romans de Balzac faisaient au contraire la part belle à l'ascension. En effet, Balzac montre ici la descente aux enfers de la plupart des personnages.
Lisbeth, dont le surnom donne le titre au roman, joue un rôle dans cette descente aux enfers, et se présente comme un personnage particulier dans l'œuvre de Balzac, puisqu'il s'agit là probablement d'un de ses seuls portraits de femme qui soit véritablement démoniaque. L'étude des diverses facettes du personnage constituera le second aspect de notre étude.
Enfin, nous terminerons cette étude par des remarques sur certains thèmes particulièrement mis en avant dans cette œuvre, et notamment le caractère particulier du style dans l'œuvre.
I. Un roman de la dégradation
1) La disparition de l'énergie balzacienne.
Cette énergie est en effet l'une des caractéristiques que l'on attribue généralement aux personnages de Balzac (Baudelaire disait ainsi que les personnages de Balzac étaient « bourrés d'énergie jusqu'à la gueule »). Ainsi, dans la plupart de ses romans, un personnage (souvent masculin) fait montre de cette force de caractère particulière. Il peut s'agir de Montriveau dans La duchesse de Langeais, ou de Rastignac dans Le Père Goriot.
Or, dans La Cousine Bette, aucun des personnages masculins ne présente une telle énergie. On peut ainsi s'intéresser tout d'abord aux deux libertins du roman, le Baron Hulot et Crevel.
Le Baron Hulot est un des personnages qui connaît une déchéance qui se déroule tout au long du roman. Ceci est rendu d'autant plus « dramatique » que le baron est à l'origine l'un de ces personnages plein d'énergie, puisqu'il participe à l'épopée napoléonienne et que c'est au cours de celle-ci qu'il rencontre Adeline Fischer, qu'il épouse. Néanmoins, au moment de La Cousine Bette, il est un conseiller d'Etat installé au ministère de la Guerre, capable d'user et d'abuser de son influence pour parvenir à ses fins. Et en l'occurrence, ses fins le mènent surtout à devoir trouver des fonds pour assouvir ses passions adultérines. C'est ainsi qu'il enverra un des oncles d'Adeline en Algérie pour détourner des fonds destinés à l'occupation du territoire, qu'il s'avèrera incapable de protéger par la suite et le laissera se suicider. Ici, Balzac adresse aussi une critique aux milieux coloniaux qui prétendent civiliser (même avant l'annonce de la mission civilisatrice par Ferry) les Algériens, en soulignant qu'il s'agit surtout de s'enrichir sur le pays. Et, qui plus est, probablement pour financer quelque passion scandaleuse. L'asservissement du Baron à ses passions adultérines est aussi scandé par des remarques du narrateur sur la dégradation de l'apparence du Baron : à la fin du roman, il est décrit comme un vieillard alors qu'au début, trois ans auparavant, il est seulement un vieux « chat teint » selon le mot de Josépha, lorsque celle-ci le quitte. Le Baron, en définitive, symbolise cette nouvelle aristocratie issue de l'Empire, engagée sur la route du déclin et en passe d'être remplacée par une bourgeoisie qui n'est plus une bourgeoisie triomphante, comme on le voit avec Crevel.
En effet, ce dernier se distingue du Baron en ce que, bien que son compagnon de débauche, il accorde un certain budget à ses passions (du moins, jusqu'à sa rencontre avec Valérie). Il respecte de plus une certaine « moralité », puisqu'il est veuf (et n'est donc pas adultère), et s'est montré capable de devenir le maire de son arrondissement (sur ce dernier point, on peut d'ailleurs penser à quelques similarités avec le personnage d'Arnoux chez Flaubert dans L'éducation sentimentale). Il se présente aussi comme un « usurpateur » des « légendes » de l'Empire qui appartiennent désormais à une époque révolue. Crevel imite ainsi les dandys et les « romantiques » (sur le plan du code vestimentaire, comme par exemple le port de gants jaunes), tout en étant incapable d'en imiter le comportement. Il tente ainsi de séduire Adeline Hulot en faisant montre d'esprit, qui n'est en fait qu'un esprit bourgeois. En voulant imiter les modèles de l'époque précédente, il ne parvient qu'à les parodier, dans un contexte qui n'est plus le même. Ainsi, il fait décorer sa maison par un architecte au style démodé, simplement parce que César Birotteau, (autre personnage balzacien, modèle du petit bourgeois en quête de reconnaissance dans le roman éponyme), l'avait pris comme architecte. Il est de plus gouverné par la jalousie, puisque sa première apparition est une tentative de séduction d'Adeline Hulot pour se venger du baron. En quelque sorte, alors que Hulot représente la déchéance de la nouvelle aristocratie, Crevel représente lui la bourgeoisie parvenue qui se montre incapable d'invention et se borne à reproduire pour son compte les modèles précédents. Toutefois, c'est cette imitation et cette limitation (dans la prodigalité notamment) qui lui permettent de se maintenir en place. On en a l'idée à travers la brève apparition du Baron de Nucingen, banquier richissime qui se retrouve en position de domination face à Hulot (lorsque celui-ci lui demande un prêt).
Autre personnage de libertin, mais cette fois d'un libertin « en devenir » car trop faible pour y parvenir, Wenceslas de Steinbock. Celui-ci se présente comme l'un des personnages les plus insignifiants du roman, voire de la Comédie Humaine. Il est voué à échouer la plupart de ses actions, puisque dès sa première apparition, on le voit échouer à se suicider. Par la suite, il cède à la paresse dès lors qu'il le peut. Il ne se fait ainsi artiste que parce que Lisbeth l'oblige à travailler, et cessera tout travail car il « aime » sa femme, Hortense, de qui il aura un enfant (c'est du moins ainsi que le justifie le narrateur). La figure de l'artiste, que l'on trouve souvent chez Balzac (Lucien dans Illusions Perdues en est un autre exemple), est à nouveau une figure essentiellement négative, puisqu'elle se tourne du côté de la paresse et des passions, ce qui le rend incapable d'entreprendre quoi que ce soit d'ambitieux. Balzac donne de plus à son personnage la nationalité polonaise, probablement pour adresser une pique de plus au libéralisme de son époque, où l'on s'émeut des troubles que connaît la Pologne à cette époque (on peut penser aussi à la place que joue celle-ci dans les discussions de la Révolution de 1848 dans L'Education Sentimentale de Flaubert). Il suggère ainsi que le succès que connaît Wenceslas est un succès lié à un effet de mode, et que dès lors cet effet dissipé, il retombe dans l'oubli.
Ainsi, les personnages masculins qui jouent un rôle « important » dans l'œuvre sont des personnages dominés par le vice, qui corrompt toutes les relations entre les personnages.
2) L'alliance et l'affrontement du vice et du vice.
Ainsi, les amitiés « fraternelles » que l'on pouvait voir dans les romans précédents (Rastignac avec Bianchon, Lucien de Rubempré avec Daniel D'Arthez), sont remplacées par des amitiés de pur « intérêt ». Ainsi, Hulot et Crevel ne s'entendent que comme compagnons de débauche, Crevel cherchant tout au long du roman à surpasser Hulot. Crevel invite ainsi Hulot dans une des maisons lui servant à accueillir ses maîtresses, pour mieux l'y faire surprendre par la police quand il s'y sera rendu en compagnie de Valérie (laquelle participe elle-même à ce piège). Toutefois, une fois qu'elle l'aura rejetée, Crevel l'invitera dans une maison de jeu, et ils se jureront alors de renoncer l'un et l'autre à Valérie. Un chapitre plus tard, on retrouvera Crevel et Hulot en train de faire le guet devant la maison qu'habite Valérie.
Autre exemple d'amitié, celle de Lisbeth et Valérie. Celle-ci ne se fait que par pur intérêt, de vengeance pour Lisbeth, d'ascension sociale pour Valérie. On a ensuite quelques dialogues qui peuvent évoquer une possible homosexualité entre les deux personnages, mais cela reste ambigu. Nous reviendrons à l'analyse de cette relation dans la seconde partie.
On peut remarque qu'alors que la plupart des romans (notamment balzaciens) présentent un affrontement entre la vertu et le vice, ici, seul le vice vient répondre au vice. La jalousie est notamment l'une des passions qui participe le plus à l'évolution du récit. Certes, la vertu d'Adeline s'oppose à la jalousie de Crevel au début du roman, mais elle-même vient à fléchir au cours du récit, dès lors que son mari est ruiné. La jalousie joue d'ailleurs dans le roman un rôle clé, et se présente comme la plus dévastatrice : c'est la jalousie de la cousine Bette qui la pousse à vouloir ruiner la famille Hulot, la jalousie de Crevel qui le pousse à vouloir surpasser Hulot, la jalousie de Valérie pour les femmes du monde qui la pousse à entretenir un salon, ou encore la jalousie des lorettes à l'égard de l'amour éprouvé par Montéjanos pour Valérie qui les poussent à l'inciter à la tuer. C'est ainsi que ce sont la plupart du temps des jalousies qui se conjuguent et s'affrontent entre elles, ainsi celle de Lisbeth avec celle de Valérie. L'une compte utiliser Valérie pour ruiner Hulot, l'autre utiliser le statut d'intermédiaire de Lisbeth pour parvenir à ses fins.
On pourra d'ailleurs remarquer que cette ascension n'est stoppée que dès lors qu'un vice « installé », et donc plus puissant vient le détruire. Ainsi, les lorettes instrumentalisent la jalousie de Montéjanos pour Valérie afin qu'il la tue. En effet, il se mettra alors au service de Madame de Sainte-Estève, tante de Vautrin, elle-même mandatée par Victorin Hulot, pour assassiner Valérie (ou plutôt, lui transmettre une maladie vénérienne mortelle. Au passage, Balzac nous signale que Vautrin est désormais directeur de la police et que sa tante (aussi appelée Madame Nourrisson) participe à ses activités parallèles, à savoir l'assassinat sur commande. C'est donc bien que le vice est installé au centre de la société qu'il décrit (Vautrin est généralement considéré comme la figure satanique dans l'œuvre de Balzac). Par ailleurs, avec Victorin Hulot, Balzac suggère aussi que même les passions de la bourgeoisie à laquelle appartient Crevel auront une fin, pour être remplacée par une simple volonté de reproduction à l'identique : Victorin est en effet présenté comme le type même de l'homme politique carriériste, bien que n'étant pas corrompu. Et cette reproduction, si elle implique le meurtre, ne posera pas de problème moral.
D'ailleurs, contrairement à la Duchesse de Langeais où, comme le disait le dernier chapitre, « Dieu fait les dénouements », ici ce sont les passions des personnages qui y participent. On a donc dans l'œuvre même de Balzac une transformation dans la façon d'aborder le dénouement (même s'il se déroule toujours à une grande vitesse, l'action évoluant plus vite que dans beaucoup d'autres romans).
3) La corruption et la perversion de la vertu et de l'idéal.
Mais alors, que devient la vertu dans le roman ? Elle est marginalisée et appelée à disparaître. Ainsi, le roman s'ouvre sur une scène durant laquelle Crevel apprend à Adeline que son mari lui est infidèle. Elle parvient à résister pendant presque tout le roman au choc que lui cause cette infidélité, mais les nombreuses difficultés que lui causeront par la suite les passions de son mari auront raison de sa santé physique et mentale. Ainsi, au dernier chapitre, elle apprend l'ultime infidélité de son mari. Un soir, en effet, il l'entend parler de mariage avec la nouvelle bonne une fois Adeline morte. Celle-ci ne parvient pas à supporter cette nouvelle et meurt quelques jours plus tard, adressant le seul reproche qu'elle ait jamais fait à son mari. Le narrateur insiste en effet tout au long du roman sur le fait qu'elle se refuse à critiquer son mari, et même l'autorise à trouver une maîtresse qui lui coûterait moins cher. Cela, selon le narrateur, constitue la preuve même de la vertu d'Adeline.
Avec la déchéance progressive de Hulot, qui emporte avec lui sa famille, Adeline se voit également contrainte de renoncer « par devoir » (pour préserver sa famille), à sa vertu d'épouse. En effet, face aux difficultés financières que rencontre son mari, elle projette de séduire Crevel pour que celui-ci l'entretienne (et qu'ainsi elle puisse rembourser les dettes de son mari). Elle s'avère néanmoins incapable de le faire, ce qui provoque paradoxalement chez Crevel un élan de générosité puisqu'il accepte de l'aider. Au chapitre suivant, Crevel racontant à Valérie sa rencontre avec Adeline, celle-ci feint alors le désespoir (notamment d'avoir perdu sa vertu pour des hommes qui ne l'aiment pas), mettant Crevel au désespoir également. Elle se moque alors de sa naïveté, en lui faisant comprendre que n'importe quelle femme est capable de feindre le désespoir et la crainte de perdre sa vertu, pour abuser de la compassion des hommes.
Par le contraste entre ces deux femmes, on voit aussi émerger l'idée que la vertu est condamnée à paraître pour fausse, et à se rapprocher de la corruption (même si Adeline s'avère incapable de « perdre » sa vertu), alors que le vice prend lui les apparences de la vertu, et paraissant même plus vraie que nature. En effet, tout au long du roman, le narrateur insiste sur le fait que tout le monde croit à la vertu de la pauvre Mme Marneffe, jalousement gardée par son mari.
D'autre part, le seul autre personnage véritablement vertueux, à savoir le maréchal Hulot, frère du Baron, est relégué aux franges du récit. Il n'est en effet plus jugé que comme un « outil » dans les mains des autres personnages. Pour Lisbeth, il représente ainsi la possibilité d'une ascension sociale rapide par le mariage. Il se retrouve également impliqué dans les malversations de son frère par Adeline, qui lui demandera son aide. Sa mort, quelques jours avant le mariage de Lisbeth, prend alors une valeur symbolique, puisque le cortège est suivi par le peuple, mais aussi par les anciens ennemis du maréchal lui-même (on retrouve en effet des personnages des Chouans). Ainsi, cet enterrement symbolise la disparition sans retour des héros de la période précédente, et l'entrée dans une période de stagnation.
On peut aussi remarquer que sans présenter à chaque fois des personnages entièrement positifs, Balzac « rachetait » les défauts de ses personnages par d'autres qualités. Ainsi, la paresse de Lucien se doublait d'une capacité à faire preuve d'ambition à d'autres moments. Ici, la plus haute sagesse semble représentée par celle de Victorin Hulot, qui n'utilise sa raison qu'à des fins de calcul, et pas au service d'un idéal. Il veut ainsi faire assassiner Valérie parce qu'elle coûte trop cher à son père et à son mari, et risquerait de lui causer du tort.
II. Un personnage singulier de la Comédie Humaine : Lisbeth.
1) Un personnage atypique dans l'univers balzacien.
Balzac, en s'intéressant aux « cousins pauvres », s'intéresse à des personnages qui sont en quelque sorte aux franges du social. En effet, l'idée d'un parent pauvre suggère par contraste l'existence d'un parent riche. Lisbeth représente donc un personnage à l'intersection entre différents univers sociaux, puisqu'elle est invitée chez les Hulot en tant que membre de la famille (elle est la cousine d'Adeline), chez les Crevel en tant qu'amie du père (elle l'aide à accomplir sa vengeance contre Hulot), chez les Marneffe en tant qu'amie de Valérie (au nom de l'alliance d'intérêts déjà évoquée), mais vit pourtant au début du roman dans une petite chambre au-dessus de celle de Wenceslas. De plus, elle vient de Savoie et le narrateur insiste à plusieurs reprises sur ses origines paysannes (puisque c'est là que naîtra sa jalousie). Cette dimension du personnage est intéressante car c'est l'un des seuls personnages balzaciens qui soit issu de la paysannerie et que l'on voit vivre à Paris. Enfin, le narrateur rappelle à plusieurs reprises qu'elle est vierge (ce qui est source selon lui de son inflexible volonté), et appelée à le rester. Lisbeth représente donc bien une figure aux contours sociaux bien particuliers.
On peut ainsi relever qu'elle est traitée, chez les Hulot, comme une domestique (dès sa première apparition, le narrateur souligne qu'elle ne s'offusque pas d'être invitée à quitter la pièce comme si elle était quantité négligeable). Elle apparaît comme la « conseillère » de Hortense Hulot, fille du Baron et d'Adeline, qui éprouve de l'amitié à son égard (même si celle-ci se teintera de jalousie). Toutefois, son rôle dans chaque univers social, dont celui des Hulot semble n'avoir qu'une importance secondaire, même s'il présente à chaque fois une forme de duplicité (peut-être contenue dans l'idée même de cousin pauvre). Ainsi, chez Crevel ou chez les Marneffe, elle sert d'espionne sur ce qui se trame chez les Hulot, et réciproquement. D'où le fait qu'elle semble cantonnée au rôle de conseillère et de spectatrice plutôt que d'actrice dans les évènements. Il est d'ailleurs surprenant de remarquer que la narration se centre, dans la seconde partie, surtout sur les aventures du baron et de Crevel, et que Lisbeth semble elle reléguée au rang de spectatrice. On peut aussi remarquer qu'elle n'est appelée que par le narrateur Lisbeth, mais que la plupart des autres personnages font preuve de mépris à son égard (l'appelant tantôt Bette, mais parfois aussi « la Chèvre » comme le fait Hulot).
2) Les « transformations de la Bette » : la naissance d'une criminelle.
Mais en réalité, et c'est en cela que l'on peut parler de « transformation » (d'après le titre d'un chapitre du roman), Lisbeth est un personnage dont le caractère va profondément muer pendant le roman, et réveiller les tendances profondes. Ainsi, lorsque le narrateur réalise une biographie de Lisbeth, il n'a de cesse d'insister sur la jalousie profonde de celle-ci vis-à-vis de sa cousine, Adeline, qui a toujours été plus favorisée qu'elle dans sa famille (on l'envoyait aux travaux des champs tandis qu'Adeline cousait des mouchoirs, sa famille était sans pitié pour elle et en adoration devant Adeline). Il creuse ainsi le contraste entre les deux personnages, ce qui peut contribuer à « justifier » une certaine rancœur de Lisbeth.
Néanmoins, celle-ci était enfouie, et la destruction de la famille Hulot ne représentait qu'un vague projet. Ainsi, elle servait de messagère entre Hulot et ses maîtresses, pour qu'un jour Adeline soit accablée par cette nouvelle. Le drame de la famille Hulot va commencer dès lors qu'un de ses membres va accomplir un acte cruel envers Lisbeth, réveillant en elle cette jalousie profonde à l'égard d'Adeline. En effet, lorsque Hortense apprend de qui Lisbeth est amoureuse, elle prend alors la résolution de lui « voler » l'objet de son amour, à savoir Wenceslas, et y parvient.
Les formes de l'amour entre Wenceslas et Lisbeth sont d'ailleurs très complexes. Si l'on peut remarquer que la peinture de l'amour chez Balzac n'est jamais celle d'un amour idyllique, mais bien au contraire d'un amour destructeur pour l'une ou l'autre des parties impliquées, ici, l'amour lui-même apparaît comme souffrant de la dégradation générale évoquée en première partie. En effet, Lisbeth, bien qu'ayant sauvé Wenceslas de la mort, se prémunit d'emblée contre toute velléité de « défection » de sa part en lui prêtant de l'argent, et en se mettant en position de le faire emprisonner s'il venait à ne pas la rembourser. En quelque sorte, Wenceslas représente le premier personnage sur lequel Lisbeth parvient à avoir une emprise totale (avant d'en avoir une sur le Baron et sur Crevel par le biais de Valérie). Par ailleurs, les sentiments qui se développent entre eux sont des sentiments plus de parenté (de mère à fils) que d'amant à amant, limitant cette relation à une relation platonique.
Toutefois, c'est bien l'annonce du mariage d'Hortense et de Wenceslas qui constitue le facteur décisif par lequel Lisbeth va jurer de détruire la famille Hulot. Le narrateur met en évidence néanmoins le fait qu'elle réussit « trop bien » dans cet objectif, et que de ce fait elle échouera à chaque fois, alors même qu'elle est sur le point d'y parvenir. Ainsi, en jetant Hulot dans les bras de Valérie, elle parviendra à causer la ruine de la famille Hulot, accentuant la détresse du maréchal et provoquant la mort de celui-ci quelques jours avant son mariage. Elle en arrivera également à des sentiments pour le moins corrompus, puisqu'elle n'aura de vrai plaisir que sur son lit de mort, lorsqu'elle verra l'ensemble de la famille réunie autour d'elle et pleurer sur son sort (avec encore une fois, l'image du vice que l'on confond avec la vertu).
On peut néanmoins trouver un statut problématique au personnage. En effet, comme nous l'avons dit, elle n'agit pas directement sur la ruine de la famille Hulot, mais y participe en contribuant au rapprochement de Valérie (qui veut « faire » le directeur de son mari pour le bien de son ménage), et du baron. Elle se fait donc criminelle en tant qu'elle entraîne par ce simple évènement la ruine d'une famille entière. Mais dans un même temps, on peut relever qu'elle réagit ainsi car Hortense (qui se présentait comme un modèle de vertu au moins égal à celui d'Adeline) lui a bel et bien « volé » celui à qui elle se destinait (bien qu'il y avait là en réalité une relation de domination). L'image qui est employée par Balzac ici est d'ailleurs celle du riche qui vient déposséder de son seul mouton le pauvre qui vivait heureux de ce seul bien. D'où l'idée que peut-être, Hortense elle aussi incarne une forme de corruption, dont elle sera punie par le délaissement de son mari.
III. Un roman particulier sur le plan de la forme et du style.
1) L'évocation de la sexualité.
En effet, on a là l'un des romans de Balzac dans lequel ce thème joue de la façon la plus importante, de façon plus ou moins implicite, et notamment autour du personnage de Valérie. Ainsi, comme nous l'avons dit, il y a de façon marginale l'évocation d'une possible homosexualité entre Valérie et Lisbeth, qui correspondrait aussi à l'aspect castrateur du personnage de Valérie.
Même si Valérie multiplie le nombre de ses amants, faisant ainsi fructifier ses richesses (elle parviendra même à obtenir de Crevel une part de son capital, puis le mariage), on peut remarquer qu'elle se montre en compagnie de Lisbeth extrêmement moqueuse à leur égard, ce qui manifeste donc une forme de castration symbolique. Elle simule la faiblesse et la corruption à laquelle on la contraint pour mieux en réalité asservir ses prétendants, de leur plein gré. L'une des manifestations les plus nettes de cela est l'épisode au cours duquel Valérie commande à Wenceslas une statuette représentant Dalila rasant les cheveux de Samson, elle-même servant de modèle à Dalila.
Les descriptions de Valérie présentent souvent un caractère érotique, notamment lors de sa première apparition, lorsque le Baron s'attarde à la regarder en sortant de chez Lisbeth. Ce caractère est également mis en valeur lorsqu'au cours d'une soirée où elle entreprendra de séduire Wenceslas (et y parviendra), lorsqu'un chapitre entier est consacré à la façon dont Valérie choisit de s'habiller et de disposer ses mouches. Par contraste, un autre chapitre soulignera bien l'incapacité dans laquelle se trouve Adeline de l'imiter, qui se demandera comment Valérie fait pour s'attacher à ce point les hommes.
Cette remarque d'Adeline renvoie d'ailleurs à la fréquente évocation du caractère particulier de Valérie, qui « fait d'un vieillard un jeune homme », dit Crevel. Josépha, lorsque le Baron se rendra chez elle, lui demandera également, très surprise, ce que Valérie lui fait pour qu'il y soit à ce point attaché. Josépha, qui pourtant avait été pendant longtemps l'objet des désirs du Baron avant de le rejeter violemment, montre d'ailleurs à partir de ce point une sorte de compassion pour lui, et aussi pour Adeline, ce qui semble donc de façon surprenante ouvrir la voie à une « rédemption » de Josépha.
On peut remarquer que c'est à nouveau cette évocation de ce que « fait » Valérie qui constitue l'un des facteurs de sa mise à mort. En effet, le groupe de lorettes réuni par Jenny Cadine (autre maîtresse du Baron), se montre jaloux de la réserve manifestée par Montéjanos quand aux critiques à l'égard de Valérie, les amenant une fois de plus à évoquer ce qu'elle « fait ». C'est par ce biais d'ailleurs qu'elle sera appelée à mourir, puisque Montéjanos lui transmettra une maladie vénérienne mortelle qu'elle transmettra à son tour à Crevel. Sa dernière parole sera ainsi qu'il faudra qu'elle « fasse le bon Dieu ».
Par ailleurs, une fois disparue, cela ne signifiera pas pour le baron le renoncement à ses passions, mais au contraire son incapacité à s'en débarrasser et une recherche désespérée d'un substitut.
2) La théâtralité du roman
Deuxième aspect qui n'est pas sans avoir de rapport avec le précédent, la théâtralité du roman. Ainsi, certains chapitres sont explicitement titrés de « scènes de haute comédie féminine », lorsque Valérie parvient, par le jeu du quiproquo et de divers procédés théâtraux (comme dissimuler Montéjanos aux yeux du Baron et de Crevel dans une pièce contiguë à sa chambre). Autrement dit, on a bien ici un roman qui tend vers le théâtre par moment. Ainsi, comme au théâtre, un grand nombre d'actions n'ont lieu que par le récit qui en est fait (par exemple l'arrestation de l'oncle Fischer), et à d'autres moments le récit progresse par le jeu des personnages entrant et sortant « de scène », ou plutôt de la scène établie par le narrateur. La toute première scène du roman en est d'ailleurs un exemple, puisque c'est seulement dès lors que Lisbeth et Hortense sont sorties que Crevel peut commencer son récit.
Le narrateur affirme également après le mariage d'Hortense et de Wenceslas qu'on a là la fin d'un premier acte, ce qui suit en constituant le second, ce qui montre bien que Balzac joue délibérément sur le registre théâtral à la fois dans l'écriture du roman et dans son découpage (ce que d'ailleurs le titre général de son œuvre, la Comédie Humaine, rappelle bien).
Conclusion
Ce roman, en tant qu'il est l'un des derniers grands romans balzaciens, reprend nombre des caractéristiques des autres romans de Balzac. Ainsi, s'il ne devait être qu'une nouvelle, il est devenu un roman dès lors que Balzac s'est rendu compte qu'il serait incapable d'en faire le récit en quelques pages, ce qui lui est arrivé à plusieurs reprises. De plus, là encore on retrouve cette dialectique entre les personnages et le monde social dans lequel ils évoluent. Toutefois, il se dote de particularités qui lui donnent un statut distinct, lié à la société qu'il a voulu peindre et à la vision qu'il en a. Alors qu'il peignait auparavant la société de la Restauration, dans laquelle on trouvait une opposition entre un dynamisme de la part des personnages, et une volonté de statisme de la part de la société, la société de la Monarchie de Juillet se montre beaucoup plus stagnante, avec l'élimination progressive des éléments dynamiques de cette société, même s'ils étaient compromis par le vice (le départ du baron Hulot est accueilli avec soulagement par Victorin Hulot). Le roman présente d'ailleurs une ouverture qui suggère la disparition des passions, ce qui peut rappeler la citation de Tocqueville, contemporain de Balzac, qui affirme dans De la démocratie en Amérique que « rien de grand ne s'est fait sans passion ».
Ainsi, on peut remarquer que ce roman, balzacien s'il en est, se porte déjà au-delà de ce qu'est la Comédie Humaine, et peut à certains égards déjà annoncer la vision profondément pessimiste de la société tel que Flaubert en fera la description dans L'éducation sentimentale.
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