Le roman associé par la postérité au nom d’Anne Brontë est sans conteste « Agnès Grey », livre sympathique et lumineux, mais à mon sens beaucoup moins abouti que « La dame de Wildfell Hall ». Cette œuvre, écrite à peine un an plus tard (1848), est pourtant un roman de la maturité.
La structure même du roman est très intéressante. Il s’agit en réalité de deux récits emboîtés.
- Le premier raconte l’histoire de Gilbert Markham, jeune propriétaire terrien, à travers les lettres que celui-ci adresse à son beau-frère Halford, vingt ans après le début des évènements. Cette partie du roman nous permet de mieux faire connaissance avec les habitants du village de L…, une petite communauté bourgeoise où les commérages vont bon train. En effet, depuis quelque temps, le manoir isolé de Wildfell Hall, est loué par une mystérieuse veuve et son fils. Quel secret cache-t-elle ? Pourquoi ses manières et ses principes d’éducation sont-ils si étranges ? Et ce Mr Lawrence, ne serait-il pas plus qu’un propriétaire pour la dame du manoir ? Malgré ces ragots, une amitié se noue entre Gilbert et Helen Graham, amitié qui peu à peu laissera place à des sentiments plus tendres. Pourtant Gilbert est dévoré par la jalousie.
- C’est alors qu’intervient le second récit. Helen Graham confie son journal à Mr Markham pour se justifier aux yeux de son ami en l'éclairant sur son passé. Le narrateur masculin cède donc la parole à une voix féminine. Cette partie du roman est la plus dramatique. Elle raconte la vie d’Helen, depuis son entrée dans le monde et l’éclosion de son amour jusqu’à la lente décomposition de son couple à cause d’un mari débauché. Le journal s'arrête lorsque la dame arrive à Wildfell Hall.
- Enfin, nous revenons aux lettres de Gilbert Markham pour découvrir le sort de la dame du manoir et l’évolution de sa relation avec Gilbert. Ce dernier y insère des fragments de lettres rédigées par Helen. La narration se fait donc à plusieurs niveaux, à plusieurs voix. A ce stade du récit, il s’agit d’un amour impossible et Helen choisit de sacrifier la passion au devoir conjugal au nom de principes religieux qui donnent sens à sa vie. Vous en dire plus serait déflorer l’histoire…
Ce roman, signé Acton Bell, a fait scandale dès lors qu’on a appris la véritable identité de son auteur. Il s’agit en effet d’une œuvre fort audacieuse, surtout quand on sait qu'elle a été écrite par une femme.
Tout d’abord, les positions d’Anne Brontë sont clairement féministes ; Helen Graham remet en cause les rôles homme/femme, immuables dans l’Angleterre victorienne ; elle souhaite aussi une éducation moins différenciée entre les filles et les garçons et revendique pour la femme le droit au bonheur conjugal. La dame du manoir va même jusqu’à défendre le célibat, préférable à un mariage d’intérêt et sans affinités entre les partenaires. Cette position est inconcevable dans une société très conservatrice où la vieille fille est méprisable, voire suspecte. C’est bien la solitude et la liberté apparente d’Helen qui attirent sur elle le scandale. Elle gagne sa vie comme peintre après avoir quitté son mari ; c’est donc une femme en rébellion contre les lois sociales. Ce personnage est d’ailleurs jugé par la critique littéraire comme dur et dépourvu des qualités agréables chez une femme. Pourtant Helen Graham ne manque pas de vertu, de générosité et de ferveur religieuse. Elle accomplit jusqu’au bout son devoir, quitte à risquer son bonheur terrestre.
D’autre part, ce roman comporte des scènes de tortures morales et de brutalités physiques jugées inconvenantes. Mais c’est surtout la peinture réaliste de la débauche qui choque les contemporains. Il est certain qu’Anne Brontë maîtrisait le sujet, puisqu’elle avait assisté à la lente déchéance de son frère Branwell, un artiste raté, alcoolique et opiomane.
Socialement en avance sur son temps, cette œuvre a donc été jetée aux oubliettes après un premier mouvement de curiosité. C’est grand dommage, car le roman est un véritable chef d’œuvre. Le style en est limpide ; le réalisme des personnages et de l’atmosphère permet de s’immerger immédiatement dans le récit. La progression dramatique est implacable, au point qu’il est très difficile d’interrompre la lecture malgré les 560 pages. Jusqu’au bout, le suspense est maintenu et on partage la fébrilité de Gilbert Markham quant à ses retrouvailles avec la belle dame.
Si vous aimez les sœurs Brontë, ne passez pas à côté de cet extraordinaire roman qui se dévore littéralement. Comme ses sœurs dans « Jane Eyre », « Le Professeur » ou « Hurlevent », Anne a mis dans ce roman un peu d’elle-même et beaucoup de l’univers tourmenté de la famille Brontë.