L'épopée de la guerre de 1870
La Débâcle, avant-dernier volume des Rougon-Macquart, s'étend sur plusieurs mois, du début de la guerre de 70 à la fin de la Commune. Mais le coeur de l'oeuvre demeure le déroulement de la guerre de 70, en particulier sous l'Empire. Jean Macquart, frère de Gervaise (L'Assommoir) dont on n'entend par ailleurs pas parler une seule seconde, est caporal dans l'armée française et se lie d'amitié après des débuts difficiles avec Maurice Levasseur. Les deux sont tout autant héros du roman - et il y a même d'autres "héros", disons d'autres personnages dont on suit l'évolution tout au long de la guerre : Henriette (soeur de Maurice) et son mari, leurs amis Delaherche et Gilberte, Silvine et Honoré... Une ribambelle de personnages importants, un point de vue qui tourne, de telle sorte qu'il n'y a pas une focalisation, mais une confrontation de personnages plus ou moins liés les uns les autres autour d'un seul même problème : l'arrivée de la guerre, son désastre dans les petites bourgades entourant Sedan, l'invasion prussienne - avec en arrière-plan la chute de Napoléon III, présenté par ailleurs sous l'angle de l'humanité, comme un vieil homme malade prêt à tomber depuis longtemps - ce que l'histoire (= historique) confirme.
L'oeuvre est très lente à se mettre en place. La lente marche des troupes, qui errent sans but défini faute d'instructions, font demi-tour, manquent de provisions... est tout aussi lente dans le récit (quand on aurait peut-être aimé une légère ellipse ?), et on ne comprend pas bien au début qui sont tous les protagonistes. Toutefois, il faut s'accrocher un peu : et le roman devient poignant, vraiment, à en verser quelques larmes, particulièrement à la longue énumération des horreurs, des massacres, des cruautés de la guerre et de leur retentissement particulier dans un endroit bien précis.
On doit néanmoins remarquer que le début n'est pas le seul à être bizarrement échafaudé temporellement parlant : la fin fait une ellipse assez surprenante entre la fin de l'Empire et la Commune (il y a quand même plusieurs mois entre les deux hein, entre septembre 1870 et mars 1871...), période sur laquelle Zola passe au galop, mentionnant les faits à la hâte, comme dans une hâte d'en venir à la fin tragique, terrible, de la semaine sanglante de mai 1871. Laquelle prend une coloration différente du reste du livre, avec la réunion finale de Jean, Maurice et Henriette (sachant que Jean et Henriette se sont épris l'un de l'autre). Et c'est à ce moment que l'on voit combien l'oeuvre zolienne n'a rien de purement "scientifique" comme on voudrait souvent nous le faire croire : la coïncidence (que je ne spoilerai point, soyez tranquilles) est beaucoup trop riche de symboles pour relever du simple témoignage historique, le drame se noue. Jean et Maurice ont bien évolué : Jean demeure sage, attaché au devoir, rude et raisonnable ; Maurice s'est enflammé, fou, pour la Commune, voulant purger Paris par le sang. Et la séparation est inévitable.
En refermant le livre, malgré ces petites (?) bizarreries du récit, on ne peut s'empêcher de faire un constat horrifié. Car oui, La Débâcle est la conclusion historique des Roguon-Macquart. Mais n'est-ce pas, d'abord, une illustration de la fin d'un monde, avec ce Paris qui brûle, cette perte totale de foi, ces massacres continuels, cette lassitude inouïe... ? qui permet de croire en l'avènement d'un autre monde. Paris devient une figure historique à part entière, le vrai témoin de la barbarie humaine qui incarne la folie meurtrière et la souffrance. On a presque envie de se tirer une balle en fait, en se disant qu'après, rien n'est résolu, que le pire est à venir, pire que Zola ne fut pas là pour nous raconter. C'est d'un pessimisme lourd, Zola s'implique, comment le prétendre neutre dans l'affaire ? On peut reconnaître un peu de neutralité en partant du principe que Zola ne fait que raconter l'histoire - ce qui est faux.
On est donc bringuebalé entre foi ardente dans cette vieille France solide et victorieuse, aux relents napoléoniens - et entre la certitude de la chute, de la débâcle. On voit comment un homme peut vouloir mourir pour sa patrie, et mieux on le comprend. Pour un peu, on se sentirait capable de faire de même, si cela n'apparaissait pas comme anachronique.
Enfin, tout ça pour dire que sous l'incroyable précision historique du récit éclate la dimension tout humaine d'un récit symbolique, d'une chute traumatisante, à travers surtout l'amitié à la vie à la mort de deux hommes dont un Macquart miraculeusement échappé aux tares héréditaires de sa branche. C'est très, très enrichissant historiquement et humainement, et plutôt que de suivre un cours d'histoire militaire, lisez La Débâcle ; c'est historiquement fiable, mais c'est bien plus que ça.