Souvent écrit avec un style particulier, parfois difficilement abordable, et racontant des histoires particulièrement complexes ou terriblement liées aux us et coutumes, les classiques littéraires d’un pays ne sont pas toujours faciles à aborder. Même en aimant plus que tout la lecture, nous ne pouvons pas tous nous vanter d’avoir lu les plus grands classiques de la littérature de notre pays. Je ne parlerai pas ici de la littérature française ou belge, mais bien de la japonaise dans laquelle j’aime me plonger ces derniers temps. Après avoir lu quelques romans de littérature contemporaine, je me lance maintenant dans les classiques, dans les ouvrages que tous les Japonais ont découverts pendant leurs années de collège ou de lycée. Pour commencer cette nouvelle aventure – aidée par le challenge de littérature japonaise -, j’ai choisi La Déchéance d’un homme d’Osamu Dazai.
Vous raconter le récit de La Déchéance d’un homme est plus compliqué qu’il n’y parait car il s’agit « simplement » de la vie d’un homme, parmi tant d’autres. Pourtant Yôzô n’est pas comme tout le monde. En effet, il a en lui une mélancolie, une tristesse, une solitude, une sensibilité extrême et inexplicable qui le différencie d’autrui et qui l’exclut de la société dans laquelle il peine à s’intégrer. Effrayé d’être détesté par son entourage, il se crée un faux visage, celui d’un idiot naïf, pour faire rire et ainsi se faire aimer. Mais un jour, un de ses camarades de classe le démasque, déclenchant ainsi le point de départ de la descente aux enfers progressive de notre personnage principal. Passionné d’art, il monte plus tard à la capitale pour devenir un grand peintre. Mais très vite, encouragé par un « ami », il se met à sortir et à dépenser son argent sans compter en alcool et en femmes et s’éloigne du droit chemin que son père souhaitait pour lui. Il ment sans arrêt à sa famille pour recevoir de l’argent, s’endette fortement et finalement n’arrive à survivre qu’en vivant sous la coupe des femmes qu’ils rencontrent alors qu’il est soûl. Menant une vie des plus honteuses pour la société japonaise de l’époque, ce pauvre Yôzô n’attire à lui que des personnes et des situations malheureuses et désastreuses qui l’enfonceront toujours davantage dans ses ténèbres. On assistera ainsi à sa déchéance progressive, qui finira par le rendre indigne d’être qualifié « d’humain ».
Je ne rentrerais pas davantage dans les détails du noir récit de La Déchéance d’un homme pour vous laisser un minimum d’intérêt pour ce court roman. Seulement composé de cent pages, si vous pensez qu’il se lit rapidement, vous feriez fausse route. Il est pénible à lire tout comme l’est Yôzô et c’est justement cela qui fait la force de ce livre ! Le roman d’Osamu Dazai reflète en effet parfaitement la personnalité de l’individu que l’on suit jusqu’à ses 27 ans. Après une brève introduction écrite par un personnage inconnu, le récit est écrit en focalisation interne, nous permettant de suivre de très près tous les faits, gestes et réflexions de notre antihéros. On découvre ainsi son mal-être, ses bouffonneries factices, ses vains efforts, sa mélancolie constante, ses dépendances maladives, son égoïsme enfantin, etc. Alors que la narration à la première personne du singulier offre généralement l’opportunité aux lecteurs de s’identifier au héros, ici aucun rapprochement n’est possible. On a comme l’impression que l’auteur construit un mur invisible entre nous, lecteurs, et son personnage. C’est ce qui m’a particulièrement plu dans ce roman : tout comme Yôzô qui semble être séparé de la société par un immense vide, le récit, dans sa manière stylistique, suit cette même logique. Jamais l’auteur ne nous donnera l’occasion d’aimer son personnage, qui n’est en réalité qu’un monstre en son for intérieur.
Dans un style direct et simple, le récit nous livre Yôzô à nu, comme un auto-portrait sur une toile. Ceci fait que jamais nous ne le prenons en pitié et que l’on a même du mal à comprendre ce qui attire tant les femmes chez cet énergumène. En réalité, celles-ci n’ont jamais accès à son véritable lui, et tombent amoureuses d’un pauvre malheureux qui ne désire qu’être aimé. Car en effet, notre personnage, qui n’est doté d’aucune sorte d’amour et qui est terrifié par les hommes de manière générale, est en permanence en recherche d’affection pour réchauffer son cœur froid et vide.
Si l’ambiance générale qui englobe le récit est morose et pessimiste, il arrive parfois qu’un petit sourire se décroche sur notre visage car le style frôle de temps en temps la comédie, permettant de reprendre en quelque sorte notre souffle dans cette histoire si étouffante. On notera également de nombreuses conversations ou réflexions philosophiques remettant en question les valeurs humaines et la société japonaise du début du 20e siècle en pleine crise identitaire. Je fais ainsi référence par exemple à la question du bonheur, à celle de l’hypocrisie des gens, à celle concernant le regard d’autrui ou encore à celle au sujet du lien existant entre les individus.
En lisant La Déchéance d’un homme, qui est un livre semi-biographique d’Osamu Dazai, on découvre également un auteur talentueux mais surtout torturé et malade de l’esprit. Cet ultime roman se présente en quelque sorte comme un aveu, une confession de ce qui ‘il était réellement. D’ailleurs, l’écrivain réussira finalement à se suicider quelque temps après cette dernière publication, qui est aujourd’hui considérée comme son plus beau chef-d’oeuvre.
La Déchéance d’un homme n’est très certainement pas un « chouette » livre. Pénible à lire car l’on suit une vie sans intérêt d’un pauvre homme qui semble finalement se complaire quelque peu de son malheur, on ressort de cette lecture presque sans aucune émotion. Tout l’intérêt de ce roman, que l’on pourrait presque considérer davantage comme une nouvelle, se trouve dans son style littéraire parfait.
Ce livre a inspiré plusieurs adaptations au Japon, dont un film d’animation disponible chez Kaze et en streaming sur ADN. Pour faire court, celui-ci est plus facilement abordable que le livre, même si cela ne reste toujours pas agréable à regarder. Il faut cependant noter qu’il y a plusieurs points qui diffèrent de la version originale. J’ai ainsi par exemple beaucoup aimé l’incorporation de fantastique dans le récit. Par contre, le réalisateur a fait en sorte que l’on s’apitoie plus sur le sort de Yôzô et lui laisse encore une certaine forme d’humanité – ce qui diffère complètement du roman !
La Déchéance d’un homme, bien que difficile à aborder, est très clairement l’un des grands chefs-d’œuvre de la littérature japonaise. Confession intime d’un personnage en mal-être, ce court roman est construit avec brio et nous est rendu dans un style à la fois pessimiste, froid mais également quelque peu poétique. Si le récit est sans intérêt, il se pose en miroir parfait, nous reflétant ainsi dans les moindres détails la non-humanité de son personnage principal.
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