Dans La déchéance d’un homme, l’auteur se sert de la vie de son héros, de ses pensées et de son environnement pour montrer la société japonaise des années 1930 sous un jour très sombre. Cette critique de la société et la focalisation sur un narrateur héros qui ne s’y intègre pas laisse deviner une montée de l’individualisme au Japon à cette époque, tout du moins dans la littérature.
Cette œuvre dénonce l’hypocrisie des hommes à travers les yeux d’un héros qui ne comprend pas cette façon d’agir et qui va avoir peur de l’homme tout au long de sa vie à cause de cette hypocrisie, cette manie de ne pas dire ce que l’on pense réellement, plus poussée au Japon qu’ailleurs. Ironiquement, pour cacher sa terreur vis-à-vis de ces hommes qu’il juge insondables et dont il se sent si éloigné, il ne va trouver d’autre solution que d’être lui-même hypocrite, il va jouer un rôle de « bouffon » pendant presque toute son existence, afin d’assurer sa protection.
Cependant, Yôzô ne se juge pas différent uniquement à cause de sa peur de ses semblables. Il a en fait un caractère un peu particulier, une certaine apathie, une molle indifférence qui se fera plus ou moins forte au cours de sa vie, doublée d’un pessimisme certain, sûrement à l’image de l’auteur. Pensant que la mort est la seule échappatoire à une vie inutile et allant de mal en pis, Yôzô essaiera une première fois de se suicider, accompagné de Tsuneko, sa bien-aimée. Contrairement à sa compagne, il ne réussira pas, et ne recommencera pas non plus de sitôt, par pure absence de volonté. Faut-il voir dans le caractère passif du héros une personnification du fatalisme japonais dans un état exagéré ? Ou une simple transposition des sentiments de l’auteur, puisque ce roman est en partie autobiographique ? Quoi qu’il en soit, la première tentative de suicide du jeune homme ne nous confirme pas seulement sa nature apathique mais nous en dit long sur l’acte de se donner la mort au Japon. D’une part, contrairement à ce que notre point de vue occidental pourrait nous faire penser, se suicider n’est pas du tout considéré comme un acte honteux. Au contraire, dans certaines circonstances, cela peut même être vu comme une mort très noble. En témoigne le célèbre seppuku, le suicide des samouraïs. C’est donc pour échapper à « une vie remplie de honte » [p.13] que Yôzô essaye de mourir. D’autre part, il ne le fait pas seul, il est accompagné de la femme qu’il aime. C’est un double suicide qui nous est conté, ce qui n’est pas sans rappeler le titre d’une œuvre célèbre du dramaturge Chikamatsu Monzaemon (1653-1725) : Double suicide à Sonezaki. C’est ce drame qui a en quelque sorte lancé une « tradition » du suicide entre amants.
Outre la première tentative de suicide du héros qui se déroule aux côtés d’une femme, les femmes dans leur ensemble jouent un rôle important dans le roman. Elles sont représentées douces, généreuses, soumises, avec une certaine pudeur. Nombre de femmes se succèdent dans la vie de Yôzô. Elles lui apportent souvent de l’aide : de menus services, des prêts d’argent, des médicaments, etc. Parfois même, le héros connait une période plus agréable grâce à une femme, comme lorsqu’il commence à être publié en tant que caricaturiste grâce à Shizuko ou lorsque qu’il arrête l’alcool pour Yoshiko. Yôzô est plus à l’aise avec les dames, après avoir assidument fréquenté des prostituées, il pense avoir réussi à les comprendre un peu. Il est vrai qu’au milieu de l’ambiance sombre et morne du roman, on a l’impression que les femmes apportent un peu de fraîcheur. Cependant, les histoires avec celles-ci se terminent toujours mal. Les femmes ne seraient-elles pas un piège ? Un symbole de plus de l’hypocrisie du monde ? A moins que ce symbole ne soit en fait Horiki, le soi-disant confrère de Yôzô, qui, par derrière, tire les ficelles et s’applique à enfoncer le héros de plus belle chaque fois qu’une lueur se montre à l’horizon.
J’avouerai que je ne connaissais ni l’auteur ni le roman. Ce fut une agréable découverte, si on peut qualifier une œuvre aussi pessimiste d’agréable. Le style de l’auteur et cette véritable plongée dans les pensées singulières du héros ont réussi à me faire vraiment aimer le livre. Ce roman fait s’embourber le lecteur dans une espèce de spleen douceâtre dont il est difficile de sortir, même une fois le livre refermé. Il amène aussi à une réflexion, pas forcément très gaie, sur le sens de la vie. A ne pas mettre entre des mains à tendance dépressives, donc. Mais excepté cet avertissement, je recommanderai cette œuvre à un large public, puisque je pense qu’il n’y a pas besoin de s’intéresser particulièrement au Japon pour pouvoir l’apprécier.