C’est la première fois que je découvre Emmanuel Todd dans son texte. C’est dense, mais bien écrit et aisé à lire. L’historien et anthropologue développe ses thèses sans jargon, ni appareillage de notes, de chiffres ou de citations trop lourds. Publiant ses travaux régulièrement depuis 1976, il se cite souvent, soit pour poursuivre sa réflexion, soit pour reconnaître ses erreurs. Ce livre est très riche et je ne développerai que quelques-unes de ses idées.


1 – La disparition avérée des religions chrétiennes en Occident nous livre au nihilisme, un nihilisme suicidaire et dépressif en Europe, agressif et irrationnel aux USA. La ferveur religieuse, qui déclinait depuis la fin du XIXe siècle, s’était effondrée lors des années 60 pour aboutir à ses fameux « chrétiens zombis ». Sans y croire, la société avait conservé des rites et des valeurs chrétiens. C’est désormais fini, les marqueurs les plus évidents sont le Mariage pour tous et l’incinération.


« L’une des caractéristiques essentielles de notre époque est la disparition complète du substrat chrétien, un phénomène historique crucial qui, justement, explique la pulvérisation des classes dirigeantes américaines. P30 »


« Le nihilisme, tel que je l’entends, comporte deux dimensions fondamentales. La plus visible est la dimension physique : une pulsion de destruction des choses et des hommes, notion parfois très utile quand on étudie la guerre. La seconde dimension est conceptuelle et non moins essentielle, surtout lorsque l’on réfléchit au destin des sociétés, au caractère réversible ou non de leur déclin : le nihilisme tend alors irrésistiblement à détruire na notion même de vérité, à interdire toute description raisonnable du monde. (…) Ayant un tempérament scientifique, j’ai beaucoup de mal à distinguer les deux couples que forment le bien et le mal, le vrai et le faux ; à mes yeux, ces paires conceptuelles se confondent P32,33 »


2 – Le triomphe de l’individualisme a détruit l’État-nation en en Occident. L’historien se mue en moraliste.


« Ce qui fait la solidité de la Russie, ce qui lui a permis de préserver sa souveraineté dans un système mondialisé, c’est sa capacité spontanée à empêcher le développement d’un individualisme absolu. Il subsiste en Russie suffisamment de valeurs communautaires – autoritaires et égalitaires – pour qu’il y survive l’idéal d’une nation compacte et que réapparaisse une forme particulière de patriotisme. P61 »


« Si c’est l’arrivée à un état religieux zéro qui a fait disparaître le sentiment national, l’éthique du travail, la notion d’une moralité sociale contraignante, la capacité de sacrifice pour la collectivité, toutes ces choses dont l’absence fait la fragilité de l’Occident dans la guerre, il devient évident qu’elles ne réapparaîtront pas dans les cinq ans qui viennent, espace de temps que j’ai donné aux Russes pour mener à bien leur guerre. P156,157 »


« L’individu ne peut être grand que dans une communauté et par elle. Seul, il est voué par nature à rétrécir. Maintenant que nous sommes libérés en masse des croyances métaphysiques, fondatrices et dérivées, communistes, socialistes ou nationales, nous faisons l’expérience du vide, et nous rapetissons. Nous devenons une multitude de nains mimétiques qui n’osent plus penser par eux-mêmes – mais se révèrent quand même tout aussi capables d’intolérance que les croyants d’autrefois. P159 »


3 – En weberien, il voit dans le protestantisme l’origine et la matrice de la supériorité de l’Occident. Comme les Juifs, les protestants poussaient leurs enfants à lire et écrire afin d’étudier leurs textes sacrés. Cette explication matérialiste omet la confiance en Dieu et en l’homme, même marqué du péché originel, l’invitation à dominer la nature et à évangéliser (et pas à soumettre) le reste du monde. C’est oublier que la Renaissance naît en Italie et que si l’Angleterre a initié la Révolution industrielle, le reste de l’Europe, catholique et orthodoxe, lui a immédiatement emboité le pas.


« La surreprésentation des Asiatiques à l’université (américaine Ndr) ne résulte pas d’un racisme inversé mais de leur dynamisme éducatif supérieur. La disparition du protestantisme, avec son exigence éducative et son culte de l’effort, sur fond anthropologique d’une famille nucléaire absolue qui encadre peu ses enfants, a dévasté les capacités scolaires de la population blanche. P290. »


4 – L’historien géographe se fait économiste pour analyser le rapide déclin des USA. Même corrigé par la parité de pouvoir d’achat, le PIB par habitant est fallacieux. Il multiplie les indicateurs de cette crise, tels que la baisse de l’espérance de vie, la forte hausse de la mortalité infantile, la baisse du niveau scolaire, la disparition du secteur industriel, masquée par la survalorisation des services “inutiles“, juristes, financiers, commerciaux et autre consultants…


« La révolution conceptuelle néolibérale apparaît comme la simple libération d’un instinct d’acquisition dissocié de toute morale. Le mot qui vient à l’esprit, c’est “cupidité“. On peut faire de l’argent en bradant les biens de l’État, en rançonnant les citoyens par l’externalisation. P210,211 »


5 – Le stratège décrypte la peur du BLOP (le pouvoir américain). L’Eurasie pourrait s’unifier sous la direction du couple germano-russe, l’un fournissant la technique et l’ordre, l’autre l’espace et les matières premières, et marginaliser l’Amérique.


6 – Il n’hésite pas à qualifier les régimes occidentaux et russe d'oligarchies libérales et de démocratie autoritaire. L’oligarchie libérale est un régime qui ne tient plus compte des aspirations de son peuple, taxées de populistes, mais protège ses minorités, en particulier celle de ses ultra-riches. À l’inverse, la démocratie autoritaire tient compte des aspirations de son peuple mais opprime ses minorités.


7 – Todd termine en prophétisant la défaite de l'Occident, pour deux raisons. La première, c’est le nihilisme, qui conduirait automatiquement à l'auto-destruction. La seconde repose sur une analyse marxiste de la mondialisation. Le reste du monde, qui a soutenu, discrètement mais majoritairement, la Russie, est devenu le prolétariat de l'Occident. Notre confortable niveau de vie ne repose plus sur notre travail, que ce soit dans les mines, l’industrie ou l’agriculture, mais sur celui du reste du monde. Alors que Poutine a pris la tête de la croisade anti-Occident, jusqu’à quand l’acceptera-t-il ?


SBoisse
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le 28 avr. 2024

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Step de Boisse

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