Après avoir, dans son dernier livre, rappelé les tenants et les aboutissants politiques du procès de Socrate, Ismard revient sur une autre page de l’histoire antique d’Athènes, celle de l’esclavage public comme institution consubstantielle à la démocratie. Regrettant que les études sur l’esclavage grec aient longtemps été conditionnées par le souvenir de l’esclavage des noirs américains, l’auteur rappelle la spécificité du système athénien et pose la question des rapports entre savoir et pouvoir dans l’ancienne cité. Les esclaves publics, « tiers exclus garants de l’ordre civique et de la liberté commune », y sont greffiers, comptables, policiers, bourreaux ou affectés au contrôle de la monnaie. Techniciens, experts, gens très compétents, ils sont placés à ces postes à responsabilité par un corps politique qui sait qu’on n’a rien à craindre de leur ambition puisqu’ils ne sont pas citoyens, et que c’est leur travail qui permet d’entretenir l’infrastructure nécessaire à l’exercice de la démocratie directe.
« Le recours aux esclaves, instruments animés entre les mains du peuple, garantissait théoriquement que nul appareil administratif ne pût faire obstacle à la volonté du démos. En rendant invisibles ceux qui avaient la charge de son administration, la cité conjurait l’apparition d’un Etat susceptible de se constituer en instance autonome et, le cas échéant, se retourner contre elle. » Afin de parer aux inconvénients entrainés par la rotation constante des responsables politiques propre à la démocratie athénienne, il fallait en effet créer à côté un corps administratif assurant la permanence de la gestion des affaires publiques. L’exclusion délibérée des savoirs et des expertises hors de toute prise de décision s’explique alors par le souci de ne pas laisser éclore une classe politique.
Se référant à la fois à la théorie philosophique (le modèle épistémologique de Protagoras) et à l’évolution de la figure de l’esclave dans les mythes, Ismard propose une approche comparatiste du sujet et l’examine sous des angles aussi divers que le rapport à la propriété ou le droit pénal. « Si l’esclave est au cœur du fonctionnement du politique, conclut-il, c’est que son existence permet de conjurer toute forme de représentation, que la communauté civique ne peut penser que dans les termes d’une séparation, voire d’une dépossession. Or cet exorcisme grandiose ne pouvait s’accomplir qu’au travers d’une autre dépossession, celle dont les esclaves étaient les victimes. »