La Dérobée
6.7
La Dérobée

livre de Sophie de Baere (2018)

Claire, lève-toi et danse avec la vie

Qu'a-t-on dérobé à Claire ? Ou est-ce elle qui s'est dérobée à son existence depuis trop d'années ? Mais peut-être peut-on aussi entendre ce titre - à la fois simple et énigmatique - comme celle qui enlève sa robe dans un geste rebelle, ou encore qui agit furtivement, en secret, comme lorsqu'on jette un regard à la dérobée ?


Les pistes s'éclairciront peu à peu à mesure que le lecteur avance dans l'histoire de Claire, une quadra discrète à l'existence (trop) tranquille qui voit revenir un amour de jeunesse avec qui les comptes n'ont pas été totalement soldés et qui réactiveront tragédies enfouies et rancoeurs indicibles.



[Antoine] Sur le rebord de mon passé, dans une temporalité floue.



Ce qui m'a frappée dès l'ouverture de ce livre, c'est le style employé.
Du jamais lu.
Sophie de Baere invente une langue, un singulier lexique qui confine à la poésie puisqu'elle n'hésite pas à utiliser des noms à la place des adjectifs : les promesses satin, les douces pommettes confiture, la peau grillage, les yeux de saphir et d'allégresse.


Une manière élégante et sensuelle de dire le monde qui m'a fait penser à la synesthésie baudelairienne qui mélange les sens. Ainsi chez Sophie de Baere, la joie est-elle pourpre, et le personnage pleure des larmes grises.



Mes yeux sont pleins de désirs amnésiques et de redoutables imprudences.



Dans des pages impeccablement construites, Sophie de Baere fait alterner passé et présent, réflexions du moment et réminiscences anciennes avec une grande habileté romanesque qui entretient les attentes du lecteur et le suspense quant aux culpabilités à distribuer.


L'amour incendie est au coeur de ce premier roman qui s'étend des années 80 à aujourd'hui. Antoine est un fougueux adolescent dont le riche père avocat possède une maison dans le village de Claire. Bien que tout les oppose, les jeunes gens se lient et se promettent, et la langue employée par l'auteur rend bien compte de cette fusion charnelle et émotionnelle entre deux êtres inflammables.


La dérobée déploie un très subtil nuancier psychologique permettant une excellente caractérisation des personnages, loin de tout manichéisme. Les personnages sont tour à tour veules, imparfaits, manquant d'ambition ou calculateurs - fidèle reflet de l'âme humaine :



Avec ses yeux dorés, avec son étrange rictus. Sa voix est toujours la même. Un peu prétentieuse. Elle charrie les paradoxes de sa personnalité, céleste et détestable.



Une langue ornée, qui pourrait paraître précieuse mais qui est simplement un goût prononcé pour le beau langage bien dit et qui m'a ravie par son mélange d'élégant classicisme et de poésie colorée.


Cependant, La dérobée ne saurait se contenter d'être un énième thriller ou une simple histoire d'amour retrouvé. Ce roman hybride possède des résonances sociétales à la fois contemporaines et intemporelles. Violences faites aux femmes, hommes dominants et incendiaires qui les murent dans un coupable silence entretenu par l'entourage, fossé séparant les milieux sociaux et complexes afférents, déterminismes de classe contre lesquels il n'est pas aisé de lutter.. Les descriptions percutantes qu'offre Sophie de Baere ont des accents bourdieusiens (ou rappelant les problématiques d'Annie Ernaux) qu'en lectrice attentive, je n'ai pas manqué de relever :



Mon père était abonné au Chasseur français et ma mère à Télé poche. J'avais cru que mon destin serait différent. Et pourtant, à presque 43 ans, je vis le même genre de vie médiocre. Une vie toute petite. Une vie de petits cadeaux, de petits voyages, de petits baisers, de petites emmerdes. De petits bonheurs aussi.
Je suis responsable d'une boutique d'autoroute et je gagne 1600 euros par mois, sans les primes.



Comment peut-il ne pas voir la vulgarité qui transpire de mes vêtements et de mes propos ? J'ai honte, je ne suis pas à ma place, je me sens discordante.



Sophie de Baere ancre son histoire dans une géographie méditerranéenne et sa plume rend bien la chaleur, le soleil et l'emphase de l'âme latine, prompte aux embellies langagières. Les scènes sensuelles sont particulièrement bien exprimées :



Sa langue a percuté la mienne et l'a inondée d'un sirop d'espérance inédit, ses lèvres tétant les miennes ont murmuré mille paradis. Nous n'étions plus qu'une seule offrande de chair et d'avenir. Entrelacs de chevelures et mosaïque d'épidermes. Tout chauds. Onctueux.



Enquête menée tambour battant qui n'hésite pas à entretenir doutes, ambiguïtés et fausses pistes qui égarent habilement le lecteur, La dérobée porte loin ses questions et ses analyses. L'auteur étudie avec une précision chirurgicale les atermoiements de la conscience, ses revirements et ses paradoxes.


Le roman engage aussi une vaste réflexion sur le désir féminin, le couple longue durée, la tendresse qui remplace les extases, la nostalgie de la jeunesse perdue, la vue que rend l'amour partagé et les peurs que réveillent les années qui ne cessent de défiler.


Ambitieux, complexe, profond, haletant et intensément poétique, La dérobée a tout d'un grand, très grand, premier roman.

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9

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