Pendant toute la lecture du livre, j'ai été dérangé par quelque chose de difficile à saisir, qui se trouve en arrière plan de cet essai. Je vais essayer d'en rendre compte, peut-être avec maladresse.


Je suis quelqu'un d'éloigné des écrans. Je n'ai pas de téléphone "intelligent", je ne possède un ordinateur que par intermittence, je ne suis sur aucun réseau social, je ne joue pas aux jeux-vidéos, je n'ai pas de télé etc. On s'en fiche un peu, mais tout ça pour dire que je suis un lecteur qui va aller a priori dans le sens du livre de Desmurget. Les écrans utilisés de manière récréative, ça nous rend idiots. Les enfants et les adolescents qui sont surexposés à ces écrans vont avoir plus de difficultés à se concentrer, à élaborer des raisonnements approfondis, à construire des circuits longs de reflexion, à parler correctement (graves problèmes orthophoniques) à lire des livres, à devenir matures socialement et être capables d'entretenir des relations complexes etc. Pareil pour les adultes, mais disons que les dommages sur les jeunes risquent d'être plus irreversibles.


Desmurget décrit de nombreuses études scientifiques qui rendent ce constat apparemment implacable. Je n'ai personnellement pas besoin de ces études pour être de son côté, mais bon, je le suis tout de même.


Il décrit aussi les discours contradictoires des soi-disant experts qui sont pris dans des logiques d'intérets économiques ou marchands. Serge Tisseron est visé parmi beaucoup d'autres qui viennent écrire dans des magazines télé que la télé à cinq ans, ça va, c'est ok, après avoir dit le contraire dans une étude scientifique quelques mois plus tôt.


Ok. Mais est-ce que le point de vue général du livre en fait un bon livre ?


Je passe sur la longueur de l'ouvrage, les pages où Michel nous décrit son combat personnel, ses états d'âmes engagés, sa colère, ses propres déboires dans les studios radiophoniques, un peu comme dans la vulgarisation américaine, où il est impossible de trouver un livre sur le darwinisme ou la physique quantique sans aussi apprendre que l'auteur aime jouer à cache-cache, manger des cakes aux raisins, péter devant des films d'animation et dormir sur les fesses de son conjoint. Question de méthode, c'est discutable. La vie personnelle de ces gens, je m'en contrefiche. Et ça donne un ton à ces livres qui n'est pas très sérieux. Beaucoup d'anecdotes sans intéret sont commentées pendant des plombes et on devine que Mr Desmurget aime bien suivre l'actualité médiatique la plus plate à ses heures perdues.


Mais ce n'est pas ça qui m'a le plus géné. Il y a quelque part, cachée, une étrange morale qui se dégage de cette présentation soi-disant froide et scientifique. En gros si tu fumes, si tu joues à Starcraft, si tu regardes du Porno, si tu bois, si tu manges trop de barres chocolatés, si tu vas sur facebook etc. tu files un mauvais coton. Si tu as entre 3 et 10 ans c'est pire évidemment. Bien sûr, sur le papier, on ne peut qu'être d'accord. Ca veut pas dire grand-chose, mais on ne peut que lui accorder. Surtout si on sous entend que beaucoup trop de gens font ça. En tant que phénomène collectif, ça sonne comme quelque chose de lamentable.


Mais il ne sous-entend jamais qu'il puisse y avoir des raisons valables à ces pratiques pourries. Si j'ai une vie de merde, un boulot de merde, un appartement de merde, peut-être que fumer, même si ça écourte mon espérance de vie, comme disent les études citées, ça me fait du bien non ? Qu'est-ce que j'en ai à foutre de mon espérance de vie ? (Desmurget enchaine les critères soi-disant positifs comme l'espérance de vie, les notes à l'école, les capacités perceptives etc) De toute façon ma vie elle sert à rien et tout le monde s'en tape. Et peut-être qu'on vit dans un monde tellement dépourvu de sève qu'on a besoin de se droguer à la bêtise et aux activités les plus débiles ? Je ne défends pas ça, mais je n'aime pas lire un livre qui efface cette hypothèse et ne semble même pas la prendre en compte. C'est pas bien les écrans, l'alcool, l'insomnie, mais il faut voir ce qu'on nous propose en face. Il faudrait parfois sous-entendre que de Charybde en Scylla, tout le monde perd la tête, au lieu de nous expliquer que tout irait bien si on ne faisait pas ce qui va mal.


Si j'insiste sur cette impression de fond, c'est parce que Desmurget se laisse en permanence dépasser par sa position de savant et donne un crédit trop grand à la sacro sainte science, sans s'apercevoir de tous les clichés qu'il enfile par la petite porte de sa pensée, de la morale inopeŕante qui lui sert de référence.
Il nous rapelle d'ailleurs sans cesse que les gens font ce qu'ils veulent, qu'il n'est pas là pour juger, mais les études scientifiques, elles, se basent sur des normes. Par exemple, dormir avec son smartphone, ça craint, parce que tes résultats scolaires vont en patir. Morale : avoir des bons résultats scolaires, c'est bien. Et si on tire un peu la ficelle : L'École c'est bien. Être un bon élève c'est bien. Ramener les bonnes notes à Papa, c'est bien. Sauf qu'à force d'études et de normes, les choses bonnes à faire se multiplient discrètement et on voit se dessiner en arrière plan un monde plus que discutable.


En gros, sous couvert de critiquer une pratique parfaitement critiquable (l'abus d'écran chez les jeunes, l'incitation du marché à nous en servir abusément, l'absence de politique publique réfléchie dans ce domaine, les discours mensongers sur le sujet, la bêtise générale qui en découle, comme celle de ton voisin qui se sert de Google Maps pour aller chez son pote qui habite deux rues plus loin) Michel nous cache un idéal qui est affreusement conformiste. Il faut être bon à l'école, il faut faire attention à sa santé, il faut être modéré, mesuré, faire attention quand on traverse la rue, être un bon petit fonctionnaire d'État. Ok ? Mais quel monde tu défends Michel derrière ta belle science ? Quelles finalités ? Quelles valeurs sociales et politiques ? Je mange bio et je n'ai pas d'écran mais j'ai un boulot tout pourri qui sert à rien dans un monde qui valorise des objets matériels qui perdent leur valeur au bout de deux ans ? Et c'est bien ?


La posture par rapport à la technique est très conformiste. Bien que cela ne soit pas dit, c'est implicite : c'est l'habituelle neutralité qui dépend des usages (La technique est neutre, c'est ce qu'en fait l'homme qu ipeut-être mauvais) D'ailleurs Desmurget s'est retrouvé dans beaucoup d'émissions à nous servir la soupe du "il y a des choses Bien dans les écrans. Il ne s'agit pas d'être contre les écrans. Ce serait idiot" qui rassure tout le monde et désamorce ses arguments. Cette posture me semble annuler une partie de ses constats.


L'appel aux différentes études scientifiques met parfois mal à l'aise. En invoquant la science, Desmurget invoque le tampon de l'indiscutable, du vérifié, de la vérité. On ne remet jamais en cause les expériences citées, leurs limites, leur caractère artificiel, leur pertinence. Classique. Le sens commun, l'expérience, l'intuition, le partage de vécus collectifs sont des méthodes de savoir qui sont parfois décribilisés par rapport au point de vue scientifique (et qu'on ne s'étonne pas que, par rebond, par réaction, ces moyens soient de plus en plus utilisés dans le bien-être, les discours de sectes, le bla-bla pseudo philosophique qui envahit les librairies) Disons qu'on pourrait au moins nuancer cette opposition vulgaire. Michel Desmurget se moque d'une intervenante qui en appelle - certes de manière ridicule, mais cela sert de condamnation - au "bon sens" sur la question des écrans. Mais vous ne croyez pas Michel que le Bon sens de gens qui ont un peu de jugeote peut permettre de deviner que la télé, c'est un fiasco intégral ? Est-ce qu'on a besoin de la science pour ça ? Ou plutôt : est-ce que c'est pas un problème si on a besoin de la science pour ça ? Est-ce que ça montre pas qu'on est déjà au fond du trou ? Est-ce que le bon sens ne doit pas être un moteur de la vie publique d'une communauté? De ses choix ? Et de ses erreurs ? Est-ce qu'on doit attendre le commentaire de l'expert sur tous les sujets ? L'expert qui est tellement centré sur sa spécialité qu'il en oublie des éléments... de bon sens ?


Bref un livre un peu long, parfois utile, parfois répétitif (les descriptions d'expériences assez simplistes, au bout d'un moment, ça peut paraitre long) mais qui me semble surtout prisonnier du monde très fermé de la neuroscience, de la méthode scientifique en général, qui gagnerait à nuancer son approche normative et à réfléchir un peu plus en profondeur sur ce qu'est la technologie.


Sachant que je le répète, je suis entièrement en phase avec les hypothèses et les conclusions générales du livre. La vague massive du numérique est aliénante puisqu'on ne la contrôle pas. Personne ne décide de ce qui se passe. On subit l'innovation tous azimuts comme de vieux morceaux de plastiques habitués à la servitude volontaire. Et la jeunesse y est très vulnérable (en partie parce qu'elle est une cible du marketing).


Ah, j'oubliais. Au delà de l'aspect pamphétaire un peu ridicule du livre, au dela de la répétition insupportable (typique des gens qui ne savent pas écrire) du "on développera ce point plus loin" (40 fois dans le livre), il y a une utilisation d'un vocabulaire distingué qui sonne complètement faux et qui n'est pas homogène. Pour donner un exemple qui n'est pas dans le livre, on pourrait avoir dans la même phrase "les thuriféraires du comique troupier" et " c'est juste pas possible". On dirait que Desmurget, après avoir écrit des phrases comme "on dit que les gens ont des pratiques excessives", les a passées dans un logiciel de synonymes pour finir avec "on allègue que la population se perd dans des usages immodérés" Ca se voit et c'est un peu ridicule, même si, encore une fois, c'est un détail. Mais avec beaucoup de détails, on fait un collier de crotin.

Feloussien
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le 2 mars 2020

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