C'est en feuilletant des livres d'histoire de la littérature scandinave que j'ai pour la première fois entendu parler de ce roman. C'est Régis Boyer, la référence en ce qui concerne la littérature d'Europe du Nord qui m'a mis l'eau à la bouche en écrivant que « Faim, par exemple, demeure l'un des maîtres livres de notre XXe siècle » dans le sixième chapitre de son Histoire des littératures scandinaves. Il aurait été un précurseur, une inspiration pour de nombreux écrivains. Il était l'auteur favori d'Herman Hesse, Hemingway a recommandé un de ses romans, L'Éveil de la glèbe -qui valut à Knut Hamsun le Prix Nobel en 1920- à son pote F. Scott Fitzgerald. Il a même aidé l'alter-ego de Bukowski à choper dans son roman Women.
Le narrateur de ce roman écrit à la première personne est un écrivain un peu raté qui, en perpétuel inanition, erre dans les rues de Kristiania. C'est alléchant et ça me rappel la figure du flâneur bourgeois suédois de Hjalmar Söderberg dans Égarements (1895), ou d'August Strindberg dans Le Cabinet Rouge (1879), deux écrivains contemporains de Knut Hamsun.
Il faut aussi savoir qu'il existe plusieurs traductions en français qui ont été faites de ce roman norvégien. La plus courante est celle de George Sautreau à propos de laquelle il faut signaler l'absurdité du traducteur qui a réussi à passer totalement à côté de la traduction du titre en ajoutant un article défini -la- qui n'a absolument pas lieu d'être puisque le roman s'intitule Sult et pas Sulten. Notre bon vieux Régis Boyer l'avait bien compris lui et sa traduction chez Presses Universitaires de France est sans aucun doute bien plus fidèle.
Ce livre peut se résumer à sa première phrase : « C’était au temps où j’errais, la faim au ventre, dans Christiania, cette ville singulière que nul ne quitte avant qu’elle lui ait imprimé sa marque… » C’est grâce aux articles de journaux qu’il compose et des couronnes qu’il reçoit que le narrateur réussit tant bien que mal à survivre. Mais la plupart de ses articles, fruit des « inventions bizarres, lubies, fantaisies de [son] cerveau agité » sont refusés et l’inspiration lui manque souvent. Il commence donc à manquer d’argent et la faim vient d’abord le tirailler puis le transformer. Victime d’hallucinations, il semble trouver dans cette inanition prolongée une nouvelle inspiration.
À plusieurs occasions il a la possibilité de se tirer d’affaire, mais très souvent son amour-propre et son orgueil le font retomber dans la misère. Il refuse l’argent qu’on lui propose et lorsqu’il en reçoit, il fait œuvre de charité en offrant ses couronnes. La mendicité n’est qu’une humiliation et notre narrateur est bien trop fier pour y succomber.
On se trouve confronté dans ce monologue intérieur à un personnage qui participe à sa propre destruction. On assiste à la détérioration et à la décomposition d’un homme qui n’arrive parfois même plus à marcher mais qui pourtant peut à n’importe quel moment être pris dans un élan de fierté ou de charité.
Faim est un récit sur la privation de nourriture et ses effets sur la psyché humaine mais aussi sur la faim comme désir ardent d’une chose. Le désir amoureux qu’il éprouve pour Ylajali et qui donne lieu à de magnifiques dialogues et situations où se mêlent une passion sincère et puissante et une pudeur universelle ou encore le désir religieux qu’il exprime lorsqu’il s’adresse à cette puissance divine et supérieur qui semble apparemment s’acharner sur lui et qui tente de l’acculer au mur, de le tuer.
Le roman est hypnotique et essoufflant de par son rythme et de par la succession ininterrompu de rencontres brève du narrateur avec les habitants de Kristiania et de scènes marquantes où sa lente déchéance est décrite et analysée d’une manière quasi scientifique et qui ne manque pas de créer une atmosphère parfois écrasante et malaisante mais toujours fascinante.