La familia grande, c'est une histoire tristement banale dans une famille qui ne l'est pas.
J'aime la manière dont les gens se plaisent à souligner que sans le nom de Kouchner, un tel roman ne serait jamais paru. Que certaines signatures ont sans doute plus de poids que d'autres dans le petit monde feutré de la littérature. Et que, bien que le livre ne brille pas par son écriture, il n'en a pas moins été un phénomène de ventes.
Tout cela est vrai. Mais le faire remarquer, c'est oublier un peu vite que la littérature ce n'est pas qu'un loisir de snob fumant la pipe et lisant son journal - pas qu'un loisir venant alimenter la distinction d'avec les masses incultes des ménagères en manque de sensation, s'enfilant des romans de gare. C'est oublier que la littérature, c'est bien évidemment un phénomène commercial, dont l'écho médiatique multiplie en effet la portée d'un livre, sans préjuger de son contenu. C'est oublier avant tout qu'un livre, c'est surtout une histoire ! Et que les meilleures histoires ne s'écrivent pas toujours en police Verdana et en caractère 10.5.
Enfin, certains se plaisent à souligner que c'est la grande mode des témoignages à gogo. Sur ce point à la limite : je veux bien m'accorder. Ce n'est pas le protagoniste, mais le narrateur qui fait la bonne histoire. Pourtant, on peut facilement comprendre l'intérêt suscité par ce genre de littérature, puisqu'il se donne à voir, bien sûr, comme le gage d'une parole authentique.
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Passé ces remarques préliminaires : qu'en est-il du livre lui-même ? Et avant toute chose, et malgré sa taille minimaliste, j'ai bien peur de l'avoir laissé moisir sur un coin de mon bureau pendant un petit bout de temps, avant de le terminer définitivement. Je risque donc de le décrire à grands traits (ce qui est sans doute préférable au fond).
Eh bien vous allez rire, mais La familia grande est un bon livre de témoignage justement. Ce n'est pas le livre d'un écrivain pompeux, expert en descriptions interminables, ou adepte de l'introspection infinie. L'écriture de Camille Kouchner est directe et sans chichis. Non seulement, elle n'est pas écrivaine, et bien que professeure de droit, ce n'est pas vraiment un métier qui s'improvise. Mais surtout, sauf mémoire exceptionnelle, il n'est pas forcément évident de se souvenir avec précision de ses années d'enfance. Ce qui est sans doute d'autant plus vrai dans le cas où celles-ci ont été marquées par un trauma.
Ce livre est donc un témoignage intéressant à propos de l'inceste. Déjà, pour rappeler qu'il existe. Parce que oui, c'est bien beau de dire que Camille Kouchner est une fille de bourge : n'empêche que ce n'est peut-être pas un mal si ça peut aider à publiciser le phénomène. Mais de manière plus approfondi je crois, il aide à mieux cerner les mécanismes entrant en jeu lors de l'inceste (du point de vue du profane, j'entends).
Le témoignage de la mère, à ce titre, est édifiant. Se refusant à accepter le viol subit par le frère de l'auteure, elle se réfugiera dans le déni, et ne cessera, soit de minimiser les faits, soit de les reprocher à ses victimes. La raison ? Elle est pourtant simple. La mère s'est installée avec cet homme, avec qui elle a vécu une bonne partie de sa vie. Et puis même, elle l'aime. Accepter de le condamner et de le répudier, ce serait comme d'accepter le fait qu'elle aurait basé toute sa vie sur un mensonge.
D'ailleurs, la réaction de sa fille, Camille, est la même, mais du point de vue opposé. Elle se dit tiraillée par un «hydre» qui lui dévore les entrailles. Cet «hydre», c'est la vérité qu'elle n'a pas su révéler, et qui l'a poussé à se culpabiliser pendant toutes ces années : tout ça, parce qu'elle n'a pas su dire le secret du viol de son frère.
Le livre rappelle donc comment ce joyeux drille - l'inceste donc - est susceptible de faire éclater une famille en morceaux. Il explique aussi des réactions, qui d'un point de vue complètement externe, pourraient paraître surprenantes : comme le fait que certaines fois, dans ce genre de situation, des mères peuvent se liguer contre leur fille, ou de manière plus générale, comment les tiers sont susceptibles de se rallier au bourreau plutôt qu'à la victime. Rappelé à notre instinct grégaire d'homo sapiens, nous en venons souvent à défendre avant tout notre propre camp. Et aussi improbable que cela puisse paraître, des mécanismes de défense s'hérissent de part et d'autre pour forger des camps, et tenter d'opérer une redéfinition des intérêts individuels et communs. Et si la lâcheté des familles bourgeoises qu'elle décrit est sans doute bien réelle, en raison d'intérêts de classe parfaitement incorporés, il n'en reste moins que les lâchetés individuelles des premières personnes concernées n'est sans doute rien de moins qu'une forme d'instinct de conservation exacerbé.
Pardon... J'avais dit que je ne ferais pas un pavé...
L'autre point important du livre, selon moi, se rapporte à l'éthique de la liberté à tout prix et ses conséquences sur la cellule familiale. Souligner des contradictions : c'est un lieu commun avec l'Homo Sapiens. On ne s'étonnera pas donc que l'inculpé, bien que célèbre professeur de droit, se moque pas mal du droit. Mais ce qui frappe le plus dans cette famille sacralisant la liberté et la connaissance : c'est le manque criant de communication entre ses membres.
Les dissenssions familiales et les petits secrets sont certes sans doute répandus dans de nombreuses familles. Pourtant, on aurait pu s'attendre à ce qu'un tel climat d'émulation intellectuelle soit propice à l'épanouissement de chacun. Or, ce qu'il en ressort, c'est plutôt les dérives d'un individualisme poussé à l'extrême. Le chacun pour soi a ses limites : celle d'un monde où les enfants sont livrés à eux-mêmes, faute d'avoir été correctement élevés (dans tous les sens du mot) - c'est-à-dire non seulement encouragés dans leurs efforts, mais aussi accompagnés dans leur compréhension du monde et de ses lois.
Bref, la familia grande est une histoire tristement banale. Mais le lire a peu de chances de vous nuire.