Etre une femme dans les années 50
Née dans une famille de commerçants où le partage des tâches était une réalité, Annie Ernaux raconte ici comment elle a été rattrapée par la condition féminine de son époque. Malgré son enfance parfaitement libre, entourée de modèles de femmes fortes, malgré son goût pour les études et sa volonté de vivre par elle-même, elle se retrouve finalement mariée, mère, enfermée dans un rôle de "bonne mère - bonne ménagère" qui l'étouffe.
Ce que montre très bien Annie Ernaux dans ce récit, c'est le poids des normes imposées par la société. Même quand on les connait et qu'on les rejette, difficile de s'en extraire si on ne veut pas se retrouver au ban. Respecter son modèle familial, ce serait pour elle être cataloguée "fille d'épicier", terme méprisant s'il en est. Au moment des premiers flirts, tenter de jouer jeu égal avec les garçons équivaudrait à les faire fuir ; vouloir montrer son intelligence, revendiquer son égalité, ce serait prendre le risque se voir rejetée.
On prend la mesure, à la lecture de ce texte, de tout ce qui a changé depuis cette époque. On se rend également bien compte du caractère social des normes de genre. Dans son milieu populaire d'origine, la femme douce et soumise, qui brique chaque coin de sa maison, n'existe pas. Mais en faisant des études, en cotoyant la bourgeoisie, Annie Ernaux se voi contrainte à adopter ce modèle, ou à rester "en dessous" des autres. La femme de la bourgeoisie n'est pas la femme du peuple, elle a un statut à assumer et un intérieur à tenir.
Bien entendu, cette analyse sociale et personnelle est servie par la très belle plume de l'auteure. L'écriture est hâchée, la syntaxe parfois malmenée. On sent parfois la haine poindre dans ces phrases courtes, surtout lorsqu'elle l'évoque lui. Lui, le mari, l'âme soeur, compagnon rêvé qui partageait ses discours sur l'égalité, et ses rêves de vivre autrement. Tout ça avant la naissance de l'enfant et son entrée dans le monde du travail. Dès lors, les choses doivent rentrer dans l'ordre, et sa femme s'occuper de son confort.
Annie Ernaux, avec beaucoup de recul et d'analyse, nous montre bien comment le piège s'est refermé. Piège social d'abord, puis piège du mariage qu'on n'ose pas faire capoter pour si peu, et enfin piège de la maternité pas forcément désirée, mais qui en ajoutant au rôle de femme celui de mère, met à frein à bon nombre d'ambitions personnelles. L'obsession des repas à préparer, les passages récurents sur le supermarché, la popote, montrent bien le rythme aliénant des journées, l'éternel recommencement des tâches, l'étouffement.
Et si je trouve un défaut à ce livre, c'est bien cette sensation d'étouffement qu'Annie Ernaux nous impose par moments. Vu le recul dont elle fait preuve pour raconter cette partie de sa vie, on se doute que les choses ont changé pour elle, qu'elle a su s'extraire de ce carcan. Mais ici, pas de lumière au bout du tunnel, Annie Ernaux ne nous montre que sa chute. Sans doute faut il aller piocher dans ses autres livres pour comprendre les conditions de son dégel.
En tout cas, "La femme gelée" reste un récit passionnant, poignant, qui se dévore et laisse au lecteur de nombreuses pistes de réflexion à explorer. C'est également un beau témoignage sur la condition féminine, qui permet de prendre la mesure du chemin parcouru depuis cette époque, et de ce qui reste à accomplir.