Bonjour et bienvenue à toutes et à tous, ici Augustin Traquenard pour le premier numéro des Interrogatoires d’Outre-tombe, la seule émission qui ramène à la vie (littéralement) les écrivains et écrivaines qui ont façonné la littérature.
Petite précision, contrairement à ce que mon nom de famille semble présager, je ne suis pas du genre à poser des questions pour mettre mes invités dans des situations délicates ou à les interviewer sur des sujets tendancieux pour que ça fasse le buzz sur les réseaux sociaux, soyons clair.
Soit, aujourd’hui j’ai le plaisir de recevoir un écrivain qui est considéré comme un visionnaire, il a toujours eu trois coups d’avance sur Les Simpsons, j’ai nommé : George Orwell.
Voix dans l’oreillette : Mais il est mort putain, comment veux-tu l’interviewer ? La coke a été bonne à ce que je vois…
Augustin Traquenard : Deux secondes, George, (s’adressant à la voix dans l’oreillette), je tiens une idée de génie là, des interviews posthumes, interviewer des écrivains morts pour apporter un éclairage nouveau sur leur œuvre, c’est pas génial non ?
Voix dans l’oreillette : C’est très étrange mais vas-y, je te laisse l’antenne, vu que tu nous ramènes de l’audimat, c’est gagnant-gagnant, tu t’éclates dans tes délires et nous ça nous rapporte de l’audience.
Augustin Traquenard : Ok, c’est vrai que sans moi, votre audience reposerait sur quoi, des pseudos-journalistes ou comiques réacs formatés pour créer le buzz et déchaîner les passions sur les réseaux sociaux ? Bref, accueillons George Orwell.
(Orwell entre)
Bienvenue, Mr Orwell, c’est un honneur de vous recevoir, c’est un rêve de gosse qui se réalise !
George Orwell : Le plaisir est partagé alors, je reviens d’entre les morts, donc je ne vais pas faire ma diva mais pouvez-vous faire un preuve d’un minimum d’originalité en m’interviewant sur une œuvre autre que 1984, car l’originalité se fait rare à votre époque ? Ah, l’esprit du 21ème siècle, tout le monde cherche à se conformer à la masse, sans une once de réflexion derrière, ça en devient désolant… Cette digression étant terminée, sur quelle œuvre souhaitez-vous que je m’exprime ?
Augustin Traquenard : Je vous avouerai que La Ferme des Animaux me fascine, cela vous conviendrait-il ?
George Orwell : Parfait, commençons l’interview alors.
Augustin Traquenard : George Orwell, qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce roman ? Quelle est selon vous la visée de votre œuvre ?
George Orwell : J’ai écrit ce roman en réaction à plusieurs maux de nos sociétés que j’ai pu observer notamment à la suite de mon enquête menée dans les mines au Nord de l’Angleterre. Là-bas, je vis que les ouvriers travaillaient dans de très mauvaises conditions et étaient grandement exploités par les propriétaires, c’est entre autres ce sentiment d’injustice grandissant qui m’a poussé à écrire ce livre.
Néanmoins, même si l’exploitation des ouvriers dans les mines est l’un des éléments qui a fait germer l’idée du roman dans mon esprit, c’est avant tout en réponse à la montée du fascisme et de la dictature stalinienne que j’ai écrit cette œuvre. Même si j’adhère aux théories marxistes, je ne pouvais tolérer le fait que certains individus récupèrent cette idéologie et la déforment pour mettre en place un pouvoir personnel et autoritaire.
En somme, c’est face à ces atteintes à la démocratie et à l’égalité que j’ai décidé d’écrire ce livre.
Je pense que la visée de La Ferme des Animaux est avant tout didactique, je voulais mettre en garde les lecteurs, à travers une allégorie politique de l’URSS, sur les dangers du totalitarisme et la façon dont des individus avides de pouvoir modifient des idéaux politiques pourtant louables au premier abord pour satisfaire leur pouvoir personnel et pour exploiter le peuple afin de s’enrichir.
Augustin Traquenard : La manipulation et le contrôle des esprits sont des thématiques au cœur de nombreuses de vos œuvres comme 1984 et La Ferme des Animaux notamment, pourquoi celles-ci vous fascinent-t-elles autant ?
George Orwell : Il est vrai que ces thématiques se retrouvent dans plusieurs de mes œuvres, et ce pour une raison assez simple, le totalitarisme tel que j’ai pu l’observer est fondé sur ces concepts et je suis assez terrifié par le fait que certains dirigeants parviennent à faire penser le peuple à leur guise, afin d’empêcher toute potentielle rébellion. J’ai aussi voulu retranscrire dans La Ferme des Animaux le fait que certains dirigeants réécrivaient totalement l’histoire de leur pays pour manipuler les opinions du peuple comme c’est le cas pour l’histoire de La Bataille de L’Etable qui est réécrite par Napoléon pour décrédibiliser Boule De Neige.
Le fait que certains dirigeants assouvissent un véritable contrôle sur les esprits m’a paru si alarmant qu’il m’a paru essentiel de traiter ces thématiques de mes œuvres.
Augustin Traquenard : Votre roman présente une galerie de personnages peu recommandables mais y-a-t-il un des personnages du livre auquel vous pouvez vous identifier ?
George Orwell : Il est vrai que nombreux sont les personnages de la Ferme des Animaux qui sont antipathiques du fait de leurs actions, même si des personnages comme Napoléon sont à la fois fascinants et terrifiants. Cependant, je pense que je m’identifierai au personnage de Benjamin, l’âne car ce personnage reste assez clairvoyant tout au long de l’œuvre, il savait que dès le discours de Sage de l’Ancien, la Ferme basculerait un jour dans la tyrannie. Il a une vision assez pessimiste des évènements tout au long du récit. Je pourrai presque considérer ce personnage comme étant mon alter-ego.
Augustin Traquenard : Pourquoi votre œuvre prend-elle la forme d’un apologue plutôt que d’un roman historique sur le régime stalinien ?
George Orwell : J’ai privilégié l’apologue car avec cette œuvre, j’ai voulu renouer avec la tradition des fables d’Esope ou de La Fontaine. En effet, je me suis dis qu’il serait très pertinent d’aborder des sujets terrifiants comme l’oppression ou encore la manipulation sous la forme d’une fable, en mêlant à la fois l’aspect divertissant de la fable avec un décalage parfois comique dû au fait que les animaux effectuent des tâches normalement réalisées par des humains par exemple ou encore au niveau de la narration qui est teintée d’ironie, avec un aspect pleinement instructif pour le lecteur.
Tout compte fait, j’ai pensé ce roman comme une relecture moderne du principe du Placere et Docere.
De plus, le recours à la fable me permet aussi d’interroger l’animalité de l’Homme, ce qui n’est pas permis par le récit historique, par exemple.
Augustin Traquenard : Est-ce que vous vous attendiez à ce que votre livre rencontre un si grand succès et comment expliquez-vous l’intérêt des lecteurs contemporains pour votre œuvre ?
George Orwell : J’étais très loin de m’imaginer que la Ferme des Animaux rencontre un tel succès, surtout au vu des nombreuses réticences des maisons d’édition qui jugeaient mon roman trop virulent, considérer toute l’histoire de la Russie de la Révolution de 1917 à la dictature de Staline sous la forme d’une fable animalière est un pari plutôt risqué !
Néanmoins, je pense qu’au-delà de la simple satire du régime soviétique, se cache un message bien plus large. En effet, quand on réfléchit bien aux thématiques de l’œuvre, on se rend compte qu’elles sont plutôt universelles. Ainsi, le lecteur peut aisément trouver des passerelles entre le livre et certains maux de nos sociétés qui sont bien actuels.
Finalement, le lecteur remarquera que la vision pessimiste de l’Homme et de nos sociétés qui est proposée par le livre reste toujours d’actualité.
En bref, je considère que c’est avant tout le caractère intemporel et universel du livre qui peut susciter l’intérêt de lecteurs contemporains.
Augustin Traquenard : Je vous remercie pour cette interview passionnante, vous pouvez retourner dans votre tombe dès à présent.
George Orwell : Bien, ce fut très instructif de constater l’état de déliquescence de votre société.
Augustin Traquenard : Je ne vous le fais pas dire...
(George Orwell quitte le plateau)
Voix dans l’oreillette : Putain, t’es un génie Augustin, ils ne parlent que de nous sur les réseaux sociaux, on est en tendance sur Twitter !
Augustin Traquenard : Bon, ta gueule, « voix dans l’oreillette ». Allez, on se retrouve prochainement pour un nouveau numéro...