Le début de ce livre est un peu difficile, mais plus on avance plus il est prenant. Il intéressera ceux qui s'intéresse à la culture politique des Caraïbes, à la notion de responsabilité individuelle face à la dictature et la notion de révolution en général. Une révolution ici ni complètement manquée, ni réussie. Au fonds, assassiner un dictateur comme Rafael Leonidas Trujillo Molina, jefe de Saint-Domingue des années 1930 aux années 1960, est-il suffisant ?
Le récit suit trois fils différents :
- Celui d'Urania, fille d'un ancien proche de Trujillo, Agustin Cabral, qui après une brillante carrière au service de la Banque Mondiale quitte New York pour revenir, sur une impulsion, à Saint-Domingue qu'elle a quitté à l'âge de 14 ans. Elle retrouve son père devenu un grabataire incapable de parler, mais aussi ses cousines et sa tante, qui lui reprochent de ne pas avoir donné de nouvelles pendant trente ans.
- Celui de quatre hommes qui attendent dans une voiture le long du Malecon (que j'imagine être le principal front de mer de Saint-Domingue ?) : Salvador Estrella Sadhalla dit Turco, Amadito Garcia Guerrero, Antonio Imbert et Antonio de la Vega. Chacun des premiers chapitres qui leur sont consacrés amorce un flashback sur leur itinéraire individuel, qui les a poussé à attendre, armes à la main, le passage de la voiture de Trujillo pour abattre la Bête. Ils le font avec l'appui du général déchu Juan Tomas. Pour eux, cet assassinat sera le début du rétablissement de la république sous la direction du chef de l'armée, "Pupo" René Roman.
- Celui du dernier jour du dictateur Trujillo, qui se remet mal d'une nuit où il n'a pas assuré face à une jeune fille, puis consulte ses ministres, donne un dîner de gala, en ne pensant qu'à deux choses : sa peur que sa vessie, devenue instable, le trahisse en public, et son besoin de se rassurer le soir sur sa virilité auprès d'une bougresse.
Le roman joue parfois avec la narration entremêlant les dialogues du passé avec ceux du présent. Le portraît de Trujillo, très documenté sur son entourage, est vivant mais assez classique. Le livre est sans doute à son meilleur quand il sonde l'aura de cette figure paternelle même auprès de ceux qui souhaitent s'opposer à lui. C'est tout un pays qui s'est retrouvé infantilisé, persuadé qu'il ne pourrait décider par lui-même de son destin mieux que ne le ferait cet ancien marine arrivé au pouvoir grâce aux mouvements anti-haïtiens et anticommunistes. Avec notamment toute cette seconde partie consacrée aux suites de l'assassinat : le dégonflage de "Pupo" Roman, qui au lieu de se poser en libérateur de la patrie reste coincé dans les automatismes de valet du trujillisme, et qui en paiera un lourd tribut (sa déchéance ultime, face à la furie tortionnaire du fils de Trujillo, Ramfis, dans une prison spéciale, fait partie des deux séquences les plus marquantes du livre) ; les manoeuvres de Joaqin Balaguer, président fantoche qui avait su paraître inoffensif à tout le monde et va réussir à naviguer entre les bancs de requin pour pousser à l'exil le reste de la famille trujillo et surtout le chef de la SIM, la police du régime, l'inhumain Abbes Garcia ; la traque des assassins jusqu'à leur exécution, avant que leur mémoire ne soit réhabilitée.
Le livre se termine sur l'histoire d'Urania (je me doutais que ce serait le cas). Elle révèle pourquoi elle n'a jamais souhaité renouer avec son père : ce dernier aurait laissé un des entremetteurs de Trujillo amener sa fille à la maison d'Acajou, le baisodrome du tyran. On comprend que la jeune fille avec qui Trujillo n'a pas réussi à baiser au début du roman est en fait Urania. On comprend pourquoi celle-ci, la quarantaine finissante, ne s'est jamais mise avec un homme, et pourquoi elle est si distante avec ses parentes dominicaines.
La fête du bouc est un livre remarquablement construit, qui peint en détail ce qu'a été la dictature de Trujillo. Peut-être certains lecteurs auront-ils du mal à suivre les noms très nombreux présents dans le roman, c'est pourquoi je conseille de le lire d'une traite. Du point de vue littéraire, ce n'est pas inoubliable, mais l'histoire prime sur le style, qui privilégie l'efficacité et la clarté. N'étant pas spécialiste, je ne peux pas juger de la précision historique, mais tout cela semble très documenté et appuyé sur des sources d'époque. J'ai un peu pensé à Libra de Don Dellilo.