La Fille automate par leleul
XXIe siècle. Dans un monde ravagé par l’épuisement du pétrole, le réchauffement climatique et les pestes génétiques – rouille vésiculeuse, cibiscoses, charançons transpiratés et autres joyeusetés –, le royaume de Thaïlande demeure un havre de stabilité dans une Asie en déroute.
Mais tout cela n’a été possible qu’au prix du sacrifice des terres contaminées, de leurs habitants et d’un contrôle draconien des frontières. À la pointe du combat, les Chemises blanches se montrent d’une intransigeance redoutable dans leur traque des produits importés illégalement. Malheur au contrevenant ou au migrant si sa licence ou sa yellow card n’est pas à jour. Malheur à lui s’il n’est pas en mesure de prouver sa bonne foi ou d’adoucir la punition par un bakchich salutaire.
Pendant que l’immense majorité de la population survit dans le cloaque assiégé par la mer qu’est devenu Bangkok, certains dirigeants thaïs envisagent de rétablir la liberté du commerce, ouvrant le pays aux convoitises des compagnies caloriques. Car le Royaume abrite un trésor. Une réserve précieuse de semences inviolées. Un creuset pour élaborer de nouvelles souches végétales en mesure de résister aux mutations des pestes génétiques.
Bienvenu dans le meilleur des mondes. Avec La Fille automate, Paolo Bacigalupi accouche d’un futur terriblement crédible, tant les maux qu’il décrit nous semble déjà familiers. Porté en germe dans les nouvelles « L’homme calorique » et le « Yellow Card » (disponibles dans le recueil La Fille-Flûte), le roman développe les pistes esquissées à cette occasion.
D’un point de vue moral, l’avenir imaginé par l’auteur américain n’apparaît ni pire, ni meilleur que le nôtre. Il ne fait qu’en poursuivre la logique libérale et capitaliste. Le repli économique provoqué par l’épuisement du pétrole entraîne un chaos provisoire dont les effets ne sont perceptibles qu’au plus bas de l’échelle. L’allongement de la durée des déplacements, les famines et guerres résultant de la contraction du marché redistribuent les cartes géopolitiques au détriment du monde émergent. Ce bouleversement global favorise une nouvelle domination, une néo-colonisation profitant aux compagnies caloriques occidentales, à leurs semences brevetées et leurs chimères transgéniques.
À l’instar de Ian McDonald, Paolo Bacigalupi ne craint pas d’aborder le futur par le truchement d’un pays se situant en-dehors de la civilisation judéo-chrétienne. Il prend son temps pour nous immerger dans ce décor étranger, dévoilant par une foule de petits détails, sa vision du futur. La Fille automate fourmille d’une multitude d’idées contribuant à donner de la substance à la cité foisonnante de Bangkok. Le roman n’en paraît que plus cohérent et authentique.
Si la dimension prospective prévaut, cela ne se fait pas au détriment de l’aspect humain. En fait, l’histoire se déploie à hauteur d’homme, trois destins individuels, trois points de vue qui nous permettent de saisir, à leur modeste échelle, les changements irrémédiables impactant le monde. Hock Seng appartient à la diaspora chinoise ayant essaimé dans toute l’Asie pendant la période de l’Expansion. Chassé de Malaisie par une révolution islamiste, il a tout perdu : sa famille, son entreprise, son avenir. Depuis, le vieil homme vit en sursis à Bangkok, yellow card à la merci des Chemises blanches. Il n’a pourtant pas perdu tout espoir. Les plans secrets d’une pile révolutionnaire, conservés dans le coffre-fort de son employeur, arrivent à point nommé pour rebâtir sa fortune.
Anderson Lake est toléré dans le Royaume. Il bénéficie du statut de farang auprès des Thaïs. Autant dire un étranger, un de ces démons blancs qui, par le passé, ont exploité le pays, méprisant la fierté et l’Histoire de ses habitants. Lake dirige une entreprise à Bangkok. Celle qui emploie Hock Seng. Mais en réalité, il sous-marine pour le compte d’une grande compagnie calorique, à la recherche d’un moyen pour accéder à la réserve secrète de semences du Royaume.
Kanya évolue dans l’ombre de son mentor Jaidee, le Tigre incorruptible des Chemises blanches. Leur mission a longtemps été vitale pour la Thaïlande. Mais depuis peu, ils sentent que la discipline se relâche. L’écologie et la chasse aux produits transpiratés ne semblent plus prioritaires. L’économie et le commerce prennent peu-à-peu le dessus. Les deux fonctionnaires perçoivent que les frontières bougent dans les sphères du pouvoir. Mais pour Jaidee, protéger le Royaume importe plus que tout. Alors, tant pis s’il piétine les plate-bandes d’un supérieur. De toute façon, sa popularité le rend intouchable. Un avis que Kanya semble partager, même si elle cache un double-jeu…
À la charnière de ces trois trajectoires personnelles, Emiko incarne l’avenir, celle d’une post-humanité plus adaptée aux bouleversements de la biosphère. Abandonnée par son propriétaire japonais, considérée comme quantité négligeable, voire comme une abomination génétique par les patrouilles de Chemises blanches, il lui faut survivre dans Bangkok, en attendant le moment propice pour gagner sa liberté. Il lui faut supporter les sévices du public de la boîte où elle se donne en spectacle secrètement pour le compte du farang qui l’a recueillie.
Avec ce premier roman, Paolo Bacigalupi réalise un coup de maître, excusez du peu. La crédibilité du décor et des personnages concourent pour beaucoup dans cette réussite. Le rythme et l’intrigue à plusieurs échelles n’y sont pas étrangers non plus. Mais par-dessus tout, La Fille automate se montre d’une grande justesse dans sa description du futur et d’une intelligence admirable dans ses spéculations, tant environnementales que géopolitiques.
Dommage que l’auteur se soit cantonné par la suite dans des romans pour la jeunesse
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