On reproche régulièrement à Balzac ses longues descriptions, ce qui, chez un feuilletoniste, est souvent attribué à la nécessité qu'il a de remplir des pages.
Je crois que l'on tire de sa condition une interprétation injuste de cette partie de l'oeuvre.
On ne peut conserver chez Balzac que le versant romanesque. Le récit n'est pas la portion congrue de sa comédie humaine parce que, s'il y a incontestablement beaucoup à retirer de cette kōmōdía, il y a aussi une observation extraordinairement sagace, une alacrité dans l'analyse, il y a de cette précellence du génie, s'agissant de l'humain et de la société, qu'on ne peut pas occulter.
Les longues descriptions de Balzac sont des puits d'or.
À peu près un tiers de La jeune fille aux yeux d'or est consacré effectivement à une "longue description" des différents étages de la société parisienne. Ce qui fait que Balzac est un monstre d'intelligence tient justement à ce qu'il a couché sur le papier un examen si prodigieux de l'urbanité, du noeud tentaculaire qu'est Paris et de ses ramifications incongrues, il a couché cette encre dorée sur la feuille, pour remplir.
Balzac produit par contrainte et par obligation tout ce que l'esprit le moins conditionné du monde ne serait pas en mesure de percevoir.
Zweig ne l'a pas compté parmi ses trois maîtres (le seul français) pour rien. Son cerveau est une société, son style une industrie et son imagination un volcan.
Du reste, j'ai une inconditionnelle admiration pour cet écrivain, qui tient aussi à sa propension à saisir la sève des hommes et le coeur pulsant des sociétés, et de pouvoir donner ainsi à ses perceptions et à ses visions, par cette récolte d'essence, une immarcescibilité, une tenue toujours actuelle, presque indépassable, qui les rendent encore aujourd'hui terriblement convaincantes.
J'admets avoir lu L'histoire des treize (qui regroupe Ferragus, La duchesse de Langeais et la jeune fille aux yeux d'or) avec un plaisir inégal. Mais chaque fois j'ai lu avec admiration, quasiment soumise, butée par le mouvement leste et puissant, le mouvement premier, de Balzac.
Chaque fois j'y recevais une leçon quant à la manière d'introduire un récit. Dans La jeune fille aux yeux d'or j'ai reçu une leçon sur le monde, pas tant sur ce qu'il est mais plutôt sur ce qu'un regard et une parole unique sont capables d'en absorber et d'en régurgiter. Cela suppose une curiosité pure et d'une telle ampleur, famélique, qu'elle en devient, en surplomb sur le reste, comme une nappe noire, comme un rideau de feu.
La jeune fille aux yeux d'or possède au surplus (comme s'il n'en était pas assez) une inflexion mystérieuse, légèrement magique, un teint oriental qui guigne le fantastique quand il est importé en occident. Il y avait aussi de ce jus sombre dans La peau de chagrin et j'ai eu plaisir à en reprendre.
Enfin, le tribadisme des deux femmes du livre, révélation finale, chute (La jeune fille au yeux d'or est plutôt une nouvelle qu'un roman) et sel du livre, est dévoilée avec un lyrisme quasi-tragique, avec cette plume épaisse et confondante qui déploie suffisamment de matière pour que vous restiez, à la dernière ligne, complètement abasourdie.