En fait, Bachelard lui-même est conscient du problème principal de ce livre et nous l'informe dès les premiers chapitres : il va utiliser une méthode très systématique et rébarbative pour appuyer ses idées. Il nous prévient donc qu'il ne sera pas trop fâché si jamais on saute quelques pages parce qu'on se fait chier, l'important c'est qu'on ait compris sa thèse. Donc Gaston est un un mec cool et ça vous fait déjà une très bonne raison de lire ce bouquin.
Ensuite, il y a les idées qu'il développe, et là, ça vous faire une encore meilleure raison de lire ce petit livre pas si long. La problématique originelle, c'est la question ténue de l'avancée des sciences. Gaston va alors entreprendre une inversion de paradigme assez osée : pour comprendre comment les sciences évoluent, essayons plutôt de nous intéresser à qu'est-ce qui les bloque : voilà «les obstacles épistémologiques» qui débarquent.
Qu'est-ce qui bloque la réflexion ? Les religions ? L'obscurantisme qui impose sa vision du monde et qui oppresse les bons scientifiques ? Absolument pas : il s'agit simplement de nous-même. Nos certitudes, nos connaissances, notre intuition et nos préjugés inconscients... Dès la première vision de ce que nous avons autour de nous, nous sommes floués. Par exemple, en regardant une simple flamme, en sachant la décrire, en sachant prédire ce qu'elle fait, comment la produire et la maîtriser, nous sommes finalement intimement persuadés de la comprendre. La description par une réaction d'oxydoréduction exothermique est quelque chose d'évidemment non triviale, non accessible, qui pour être admise, doit passer finalement par un déni de ce que l'on «connait» déjà par l'expérience première. Ainsi : croire connaître quelque chose car on en a fait l'expérience quotidienne, premier obstacle à la pensée scientifique.
Pour appuyer ses dires, Bachelard va s'amuser à cracher avec joie et bonne humeur sur main et main (pseudo-)scientifique du XVIIIe dont les travaux et dires nous semblent avec le recul proprement absurdes. Pourtant avec encore un peu de recul, on remarque que ces gens pensaient réellement faire de la science. Ils faisaient des expériences, avaient des raisonnement déductifs ou tenaient parfois à être aussi précis que possible. C'est là que le bouquin de Bachelard devient extrêmement intéressant, car il permet de se rendre compte d'une chose : le principal obstacle aux sciences serait finalement la pensée qui se veut scientifique. Gaston tacle les gens du XVIIIe car il sait que ses remarques seront pertinentes dans l'absolu et sans controverse possible, pourtant la véritable cible est plus actuelle que jamais : il s'agit de la manière d'enseigner les sciences que ce soit en école ou en vulgarisation, et également par extension tous les pseudo-scientifiques qui sévissent et séviront toujours autour de nous.
Peut-être ce que je retiendrais le plus de ce livre arrive tout à la fin et est la notion de «pensée discursive». Le monsieur dit avec un peu plus de classe «Passer de l'apodictique à l'assertorique et inversement.». Ne pas croire que l'on a compris les choses parce que l'on nous les a appris ou même prouvé, ne pas croire que l'on a saisi les lois de Snell-Descartes parce qu'on les a démontré à partir du principe de Fermat. Non, il faut un mouvement de pensée perpétuel. Comprendre les lois de Snell-Descartes comme une loi empirique, puis comme une conséquence du principe de Fermat, puis la base de l'intuition du même principe, puis comme une approximation valable pour des petites longueurs d'ondes, puis comme un cas particulier des conditions aux limites d'une onde électromagnétique. Bref, ne pas se laisser moisir dans une seule forme de pensée à croire que chaque chose a une définition immuable. C'est ce que la vulgarisation a de la peine à faire passer, car on croit souvent que pour un phénomène donné la science n'a qu'une explication. on aurait de la peine à concevoir qu'il y a souvent dix façon de voir la même choses toutes cohérentes, toutes différentes, et généralement toutes aussi «vraies» dans leur domaine d'application respectif.
Plus qu'un livre de philosophie abstrait, Bachelard donne surtout une leçon d'hygiène intellectuelle. Peu importe qu'il ait raison, il fait réfléchir et prendre du recul. Voilà le plus important.