Comme de nombreux autres lecteurs, j'ai commencé le cycle des Rougon-Macquart en dépit du bon sens. Il faut dire que l’Éducation nationale s'est fait une spécialité d'étudier Zola en omettant en grande partie, et l'importance de la généalogie des Rougon-Macquart (ce qui est un comble), et la portée historique de l’œuvre (autre bizarrerie) à des élèves trop jeunes qui, par ailleurs, ne sont pas du tout familier du Second Empire et de la Troisième République. Ne parlons pas du fait que les romans de Zola leur sont présentés, encore de nos jours, dans des éditions tronquées... Pour finir, donc, ce qui est devenue la spécialité première des cours de français des collèges, c'est de faire détester Zola aux ados.
Pour ma part, et par chance, malgré toute la bonne volonté qu'on y a mise, je n'ai pas ressenti ce terrible traumatisme. Toujours est-il qu'après une lecture expurgée de L’assommoir à 12 ans, je me suis remise à Zola des années plus tard avec Germinal, etc, etc. Après Nana, j'ai fini par me dire qu'il serait peut-être plus intéressant de prendre le cycle par le bon bout. Par le début, quoi. Parce que, si on trouve toujours de l'intérêt à lire ou relire l’œuvre d'un auteur dans l'ordre chronologique, le cas Rougon-Macquart est un peu particulier. Avec cette série de romans, Zola présentait en parallèle l'histoire d'une famille et celle d'un État, tous deux atteints, de son point de vue, de dégénérescence. Sans compter que se repérer dans la généalogie de la famille Rougon-Macquart lorsqu’on lit les romans dans l'ordre relève déjà de la gageure, alors ne parlons pas de lire tout sens dessus-dessous. Et tout commence par La fortune des Rougon.
Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'on est vite dans le bain, avec le coup d’État du 2 décembre 1851, et l'insurrection, peu connue, qui eut alors lieu dans le Var, pour tenter de contrer les projets du futur Napoléon III - projets qui allaient sonner le tocsin de la République. De même qu'on est rapidement mis au fait de l'histoire des principaux protagonistes. C'est d'Adélaïde Fouque, dite Tante Dide, que naîtra cette famille maudite. C'est donc d'elle, de cette femme trop sauvage, trop libre pour la société qui l'entoure, que viendra, naturellement, la fêlure initiale qui marquera toute sa descendance. Ses trois enfants, nés de deux pères différents, seront la plupart du temps laissés à eux-mêmes. Pierre (fils de Rougon) et Antoine (fils de Macquart), se laisseront aller à tous leurs penchants les plus vils - ce qui aura des conséquences fort néfastes sur les générations futures, tandis qu'Ursule (également fille de Macquart) tentera d'échapper à son sort en se mariant loin des siens. Mais le sort la rattrapera -Ursule est le premier des personnages atteints d'une pathologie et de symptômes physiques de faiblesse qui réapparaîtront bien souvent -, et, surtout, rattrapera ses enfants d'une manière encore plus funeste.
Dans un style plus sobre que celui celui de La curée, Au bonheur des dames ou Nana, pour ne citer qu'eux, loin des envolées baroques et des profusions de métaphores auxquelles ils nous habituera plus tard, Zola dresse à la fois le réquisitoire de l'Empire qui s’annonce et de la bourgeoisie aux appétits d'ogresse, de l'ambition alliée à la sournoiserie et à l'absence de scrupules, le tout porté par le bon sens sans faille de Félicité, épouse de Pierre Rougon, mère de famille mêlée à une très habile tacticienne. Félicité est un des rares personnages du clan des "affreux" qui puisse susciter de l’admiration, sans doute parce qu’elle est bien plus maligne que ses fils et son mari se l'imaginent (mais elle a de qui tenir...), mais surtout parce qu'elle semble la seule qui, bien que se réjouissant de l'accomplissement de leurs projets, porte en elle les remords de leurs actions communes. Quelques rares autres personnages des Rougon-Macquart, bien qu'ambitieux et peu scrupuleux, développeront comme elle quelque chose qui tient de l'ambivalence.
La fortune des Rougon, c'est aussi le roman des antagonismes sur lesquels s'appuie sans cesse Zola : aux calculs des Rougon pour accéder à l'argent et, surtout, au pouvoir, s’opposent l'élan vital et naturel, l'idéalisme et la naïveté d'Adélaïde, de Miette et de Silvère - Silvère qui ne comprend pas qu'il est manipulé par Macquart. Cet élan et cet idéalisme sont également ceux des insurgés du Var. C'est donc vers une destinée tragique que se dirigent les uns et les autres - car, on ne saurait assez le répéter, Les Rougon-Macquart ont été conçus par Zola comme un équivalent des tragédies grecques. Et c'est alors que la boucle est bouclée : les débordements des actions menées par ambition par la famille Rougon seront appréhendées par Félicité comme une tache indélébile : "Aristide, comme son père, comme sa mère, avait son cadavre", écrit Zola ; et les dernière phrases du roman sont particulièrement empreintes d'émotion. Au crime originel commis par le Président de la Seconde République répondent ceux commis par les Rougon... et sur lesquels ils assiéront leur fortune, au sens antique et métaphysique du terme.