La rencontre entre un spécialiste de l’histoire de la gauche et un philosophe ayant consacré son œuvre à distinguer cette histoire de celle du socialisme ne peut être que féconde. Entre le continuisme jaurésien de Jacques Julliard et le séparatisme proudhonien de Jean-Claude Michéa, entre le progressisme républicain et le primat de la conscience de classe, c’est une fracture fondamentale qui se dessine. Les deux auteurs passent ensemble en revue quelques questions essentielles : les rapports entre marxisme et morale, les ressorts populaires du nationalisme, les conditions de l’idéal démocratique, le déclassement des populations de la France périphérique, les limites de la croissance, la volonté de puissance… Le point le plus litigieux reste celui portant sur la manière d’appréhender le libéralisme. Julliard refuse de le considérer comme un bloc et tient à conjuguer critique du capitalisme et défense d’une forme de libéralisme politique : « Le libéralisme que Michéa accepte – la défense des libertés démocratiques – est-il pensable sans le libéralisme que Michéa refuse – le primat du Marché et du Droit ? » Ce dernier lui répond que le principe d’illimitation constituait dès le départ le moteur de la pensée libérale : « Toute logique est vouée par définition à développer, tôt ou tard, l’ensemble des implications théoriques et pratiques que son axiomatique initiale contient en puissance. » Face à l’extension de cette logique à l’ensemble des rapports sociaux et humains, tous deux reconnaissent comme légitime la défense de la décence commune, principe régulateur du socialisme qui vient, même si celui-ci ne doit pas se limiter à être un ferment d’indignation.
Mais peut-on parler de la supériorité morale d’un mode de production sur un autre ? Il est délicat de vouloir ramener de l’éthique dans le socialisme tout en déconstruisant le moralisme ambiant, celui qui accompagne les conquêtes du libéralisme culturel, tout comme il est délicat de vouloir étendre à l’ensemble des relations collectives ce qui fonctionne à l’échelle des relations de proximité. « Il faut être idéalement radical et techniquement réformiste » conclut Julliard, tombant d’accord à plusieurs reprises avec son interlocuteur et ajoutant : « Proudhon ne reparaitra sur le devant de la scène que la main dans la main avec Saint-Simon, la libre association et la planification démocratique se prêtant mutuellement assistance au lieu de se combattre. »