Il me fallut une année pleine et entière pour lire ce pamphlet, pas parce que je n’avais pas envie, mais parce que j’étais pris dans une course, quasi boulimique, de lecture. J’ai privilégié de plus petits livres de Péguy, Maurras, Voltaire, Rousseau et d'autres. Ainsi donc je n’ai pris mon courage à deux mains que en ce début de décembre 2019 et qu’elle ne fut pas mon erreur d’avoir attendu si longtemps.
Georges Bernanos (1888-1948) nous livre, nous donne à voir, un héritage que beaucoup de nos contemporains refuseraient. Il nous permet de suivre, de la chute du Second Empire à une froide journée de février 1917, Edouard Drumont. Tout de suite, ce nom éternellement associé à Clemenceau, mais surtout à l’Affaire Dreyfus devrait, par un réflexe pavlovien, vous faire hérisser le poil. Drumont, c’est l’antisémite, c’est le calomniateur, c’est l’auteur de l’immonde "La France Juive", c’est la personnification même du sentiment antisémite français d’avant-guerre, c’est un personnage que nous devrions tantôt oublier et rayer de nos listes d’écrivains et tantôt mettre au pinacle de l’antisémitisme, héritier d’une vieille tradition catholique. Son antisémitisme est avéré, les nombreux extraits dont Bernanos nous fait grâce, l'attestent. La préface nous prévient aussi, qu'importe, j'ai acheté ce livre, je le lirais.
Ce livre, comme "l’Argent" de Péguy, nous fait voir la fin d’une France, pas de la France, mais d’une certaine France. L’Ancienne France, que le Péguy enfant dans les années 1880 croît avoir touché du bout des doigts. En vérité, Drumont nous montre que la Révolution a permis l’entrée d’une nouvelle classe de personne, des personnes qui étaient tenues à l’écart du temps de nos Rois et qui ne se montraient que rarement. Une classe qui s’est immiscée dans les couloirs du pouvoir sous la Monarchie de Juillet pour n’apparaître pleinement que sous la IIIème la République. « Qui sont ces gens ? », devez-vous vous demander, ce sont des personnes n’ayant pour seul Dieu que l’argent, et pour évangile tous les moyens possibles et inimaginables permettant d’en obtenir. Personnellement j'aurais dit "la Bourgeoisie", lui, Drumont, nous répond "les juifs". Il s'est attaqué à ces personnes par antisémitisme oui et c'est une erreur. Leur obédience religieuse n'est pas la conséquence de l'utilisation de la spéculation comme manière de vivre. Il aurait pu s'attaquer à la bourgeoisie, peu importe la religion de celle-ci, et avoir la même conclusion. Mais voilà, Drumont était antisémite. Et quand il s'attaquait au "Capital cosmopolite", il n'attaquait pas les multinationales naissantes qui permirent le scandale de Panama, mais les juifs, erreur.
Drumont s’évertuera, Bernanos le peint comme un croisé ou un paysan gaulois, à dénoncer le pouvoir de l’argent au sein de la politique française de cette fin du XIXème. Le « vieux maître » comme aime à l’appeler Bernanos a dénoncé bien avant les autres le scandale de Panama. Il s’attaque à la puissance financière qui fait et défait des gouvernements, qui paye des pots de vin pour faire voter telles lois et surtout qui œuvre à la destruction de la France.
Bien entendu, Drumont qui est catholique, royaliste, a été immensément déçu par le légitimiste Mac-Mahon, Président de la République, qui n’a rien fait pour restaurer la monarchie. L’idée que Drumont serait le dernier d’une race, au sens ancien, qui donna des Godefroy de Bouillon, des Tancrède, nous est particulièrement suggérée. Mais ce livre nous montre aussi que Drumont, après le coup d’éclat de son œuvre bien connu "La France Juive" fut jusqu’à la fin de sa vie, un combattant pareil à un lion qui, aussi à l’aise avec une plume qu’avec une épée, ne craint pas de combattre. Il mourut en 1917, seul et quasi-aveugle.
Bernanos ne fait pas preuve d'enthousiasme sur son époque, il nous montre que la déconstruction de la France a bien marché, que le parti de "l’Anti-France", qui a œuvré depuis les Lumières jusqu’à la date de rédaction du livre, a fait oublier la chrétienté. Nous, héritiers d’un millénaire de christianisme. Nous, qui avons été un des premiers royaumes d’Occident à être christianisé, on nous aurait fait oublier en à peine deux siècles toute notre histoire, tout notre patrimoine. La République, laïque (comprendre anticléricale) a œuvré en expulsant les congrégations religieuses. La majorité des Français a appris son histoire avec ce que Péguy a appelé les Hussards noirs c’est-à-dire des professeurs, Normaliens, profondément républicains. Bien entendu comme tout régime qui s’établit, qui a des fondations peu stables, la République a placé ses pions un peu partout. Mais ce qu’il faut retenir, selon Bernanos, c’est que ce régime, qui a amené à une société sans Dieu, sans spiritualité, une société consommatrice, a servi les pouvoirs de l’argent.
Drumont s’est attaqué à ceux qui ont du pouvoir, celui de l’argent, notamment aux personnes issues de la communauté juive alsacienne, qui dans une période post-Sedan, a laissé planer le doute sur son allégeance. Les Reinach, Kohn, Rothschild, Hertz, Dreyfus et d'autres ont été associés aux pouvoirs de l'argent et de la destruction de la France, à cause de leur judaïsme, mais, il s'est aussi attaqués aux Gambetta, Clemenceau, Grévy, Simon, Ferry et même Déroulède et Boulanger. Il disait d'ailleurs de Pujo (Ligue de la Patrie française) et de Déroulède (Ligue des Patriotes) qu'ils n'avaient aucune doctrine.
Je terminerais en signalant que ce livre nécessite une encyclopédie à portée de main, étant donné le nombre faramineux de noms propres, d’évènements, de lieux cités. C’est un livre qui constate de la transformation de notre pays entre 1870 et 1930 mais qui pourrait heurter les plus sensibles d'entre nous. La conclusion de Bernanos préfigure déjà son livre "La France contre les robots". Drumont reste et restera un des premiers nationalistes français mais aussi le fondateur de la "Ligue antisémite". Et il lègue aux nationalistes français cet héritage, qui n'est pas facile à porter. Ce livre témoigne d'une époque révolue et surtout d'une époque où la République pouvait être renverser du jour au lendemain.
Pour conclure, on peut dire que ce livre est biographique parce que nous suivons Drumont de sa vingtaine à sa mort, il témoigne comme je l'ai dit d'une époque particulière [1870-1930] et en même temps Bernanos anticipe une société machiniste, consommatrice, sans spiritualité.
Pour ceux à qui les noms de Maurras, Daudet, Déroulède, Barrès évoquent quelque chose, sachez qu'avant eux il y eut Drumont.